Les hautes eaux rugissent autour de la chaloupe quand ils coupent le moteur. Un vent brutal les accueille, assorti d’une pluie drue. Une boucle d’oreille jette des éclats dans la nuit. C’est Salömon. Le scaphandrier a empoigné deux lampes torches et tourne sur lui-même. Ça n’est d’aucune utilité : la lumière se reporte sur son propre visage à peau épaisse, sur ce front travaillé de rides que masquent à demi les frisettes grises.
— On verra mieux sans éclairage.
Voûté dans la minuscule cabine du bateau, Boris a haussé la voix pour couvrir les rafales. Salömon range les torches dans le coffre, tangue, s’assied sur une banquette et enfile sa deuxième chaussure, huit kilos de plomb. Entre leurs jambes, c’est un désordre de câbles, d’amarres, de filins et d’instruments de navigation. Les vagues s’écrasent contre le pare-battage. Salömon s’impatiente, il ajuste la pèlerine par-dessus la peau de bouc, plaque le bonnet rouge sur ses tempes. Accroché à la barre, le grand Boris s’énerve.
— Je reconnais rien, c’est pas possible.
Voir l’eau couvrir un nouveau territoire a d’habitude un effet grisant sur lui. Pas cette fois. La ville semble obscure à jamais. Là-bas ! Ce sont des toits d’immeubles qui émergent, archipels de formes géométriques rongées par le ressac. Et au loin plusieurs vrais îlots. En évaluant la distance qui les sépare, Boris en déduit qu’ils doivent être quelque part au-dessus de l’ancien centre-ville.
Salömon saisit le casque dans le casier. Boris renâcle.
— Tu vas vraiment descendre ? C’est la tempête !
— J’ai vu pire. Aucune raison de ne pas y aller.
— Inversons les rôles. Laisse-moi prendre le risque, je t’ai traîné ici, après tout.
— Boulonne-moi ! C’est le fond qui dira où nous sommes. Comme toujours.
Alors Boris boulonne. Du visage de Salömon ne reste visible qu’un cercle, grillagé. À l’intérieur du casque, c’est l’étrange silence, celui de nulle part ailleurs. Du moins, cela devrait. Depuis une remontée trop rapide, il y a quelques mois, un sifflement aigu est apparu dans l’oreille de Salömon. Cet acouphène lui pourrit la vie.
Hors de l’eau le casque pèse. Tout pèse. Salömon palpe une dernière fois la torsade des trois câbles – arrivée d’oxygène, fil d’acier, ligne radio –, repositionne sur les coussins d’épaules les deux médailles de plomb qui l’entraîneront vers le fond, fixe le couteau à sa ceinture. Tout est en ordre. Confiant son souffle à Boris, il descend l’échelle.