Grace
La première fois que je la vois, elle est accroupie à l’entrée des toilettes du troisième étage, à mi-chemin entre mon bureau et l’amphithéâtre où j’enseigne. Elle sanglote et ses épaules tressautent doucement. Alors je m’arrête, m’accroupis pour me mettre à son niveau, lui mets la main sur l’épaule, et lui demande si tout va bien. Elle hoche la tête et bredouille quelque chose d’indistinct. Puis elle lève la tête, essuie des larmes de ses mains, et me sourit, d’un sourire faible. « Ça va », me dit-elle. Sa voix est frêle et rauque. Il y a un silence, puis un autre son rauque. Je ne sais pas au juste ce qu’elle dit cette deuxième fois, mais le son me fait penser à des grenouilles, petites et visqueuses, à l’Exode et au seconde fléau, à l’inondation du Nil, à Pharaon et à ses magiciens défiant Dieu en créant plus de grenouilles. Si toutes ces pensées me viennent, c’est que j’ai cela en tête ces jours. C’est ce que j’enseigne ce semestre. L’Ancien Testament.
Je me redresse et regarde dans la direction de mon bureau. Un chariot jaune se trouve au milieu du couloir et, non loin de là, un concierge pousse un grand balai sur le sol. Une horloge est suspendue au plafond à l’autre bout du couloir. Je regarde l’horloge, puis baisse les yeux vers elle.
– Il est presque cinq heures, dis-je. Ils vont très bientôt fermer le bâtiment.
Elle hoche la tête et se relève. Elle se cramponne à un sac à main qu’elle serre contre sa poitrine, comme s’il en allait de sa survie. Puis, tout à coup, elle commence à brailler si fort qu’elle semble étouffer. Je recommence à lui caresser l’épaule et, sans savoir comment, j’en viens à la conduire dans mon bureau, à tirer une chaise pour elle, l’une des deux chaises destinées à mes étudiants. Sauf que je ne suis même pas sûre qu’elle soit l’une de mes étudiantes. Depuis vingt ans que je travaille à l’université, je n’en ai encore jamais vu aucune pleurer comme ça.
« Je suis désolée », lui dis-je, parce que je suis vraiment désolée de la voir pleurer si fort. Elle se penche en avant sur sa chaise, toujours agrippée à son sac, le berçant, se berçant, en arrière, en avant. Peu à peu, ses sanglots s’estompent, jusqu’à ce que je n’entende plus qu’un hoquet occasionnel. Elle se lève de sa chaise et se dirige vers la porte.
– Si jamais vous avez besoin de parler à quelqu’un… lui dis-je, sans terminer.
À la porte, elle se retourne pour me regarder. « Merci », dit-elle. Pendant qu’elle le dit, je prends le temps de la contempler. Je regarde ses tresses – des tresses fines, noires, qui descendent au-dessous de ses épaules. J’observe la couleur de sa peau – un teint olive sombre, une teinte très particulière. Ses lèvres sont gonflées et presque rouges, et les larmes ont laissé des traînées sur ses joues. Je me demande d’où elle vient exactement. Tandis qu’elle sort, je me dis qu’il est trop triste que quelqu’un doive pleurer autant.
Quelques jours passent, jeudi, vendredi et le week-end. Lundi, lorsque j’entre dans l’amphithéâtre pour mon cours sur l’Ancien Testament, j’ai presque oublié l’épisode des pleurs. Ce cours a une tout autre démographie que mes autres cours de master – celui sur Chaucer, celui sur Milton ou même mon cours sur la mythologie grecque. Ces étudiants sont plus fervents que tous ceux que j’ai eus auparavant. C’est probablement l’effet de la Bible. Ou peut-être une conséquence de l’âge, parce que, manifestement, la plupart de ces étudiants sont dans la trentaine ou la quarantaine, plus âgés que l’étudiant type. Et, contrairement aux étudiants que j’ai eus jusque-là, ceux-ci me sollicitent volontiers pour des rendez-vous. À une fréquence si alarmante que parfois, ce semestre, j’hésite à limiter le nombre de visites autorisées par étudiant. Non pas que je ne veuille pas les recevoir, mais parce que, après un moment, je me lasse de me voir demander encore et toujours pourquoi les livres de l’Ancien Testament sont structurés ainsi ou pourquoi Dieu, dans le Lévitique, interdit que les infirmes s’approchent de son autel. Le plus souvent, je réponds que c’est une bonne question, mais que plusieurs réponses sont possibles, qui peuvent toutes être discutées.
Quoi qu’il en soit, j’entre dans l’amphithéâtre en même temps qu’un groupe d’étudiants, qui parlent de Dieu, de la pluie et du beau temps. J’acquiesce et je souris de leurs propos, puis, après avoir franchi la porte, je me dirige directement vers le devant de la salle, selon mon habitude. Je griffonne quelques versets de la Bible au tableau, écris quelques mots qui me permettront d’opposer la loi apodictique à la loi casuistique, le code d’Hammourabi aux Dix Commandements, et de montrer que le bien pour le bien diffère du bien en vue d’une récompense ou pour éviter une punition. J’essuie la craie de mes mains, me retourne face à la classe et je l’aperçois, la fille aux longues tresses noires, assise tout au fond de la salle. Je souris. Elle baisse les yeux. J’imagine qu’elle est encore un peu gênée d’avoir pleuré, et donne donc mon cours en évitant de regarder dans sa direction.
Après le cours, je rassemble mes feuilles, fourre ma Bible dans mon sac, puis je l’entends :
– Bonjour. Excusez-moi. Je m’appelle Grace.
Elle me demande quelles sont mes heures de réception. Je le lui dis : le jeudi matin, de neuf heures à midi. Elle hoche la tête. Je souris. Elle ne répond pas à mon sourire, mais dit :
– J’aimerais venir vous parler de la Bible.
– Bien sûr, dis-je. Sans m’étonner. C’est tout ce dont ils viennent me parler ce semestre.
Avant qu’elle ne se retourne, je remarque comme son visage est sérieux. Elle dégage quelque chose de tragique et de vulnérable. Cet air sérieux devrait s’accompagner d’une délicate petite collection de rides sur le front ou au coin des yeux et de la bouche. Mais elle est jeune.
Elle se retourne pour partir et je suis sensible au balancement de ses tresses dans son dos. Quelque chose dans leur mouvement, tandis qu’elle marche, me donne envie de tendre la main et de les toucher, mais je reste où je suis et la regarde sortir. Et je me dis qu’elle ne pourrait pas mieux porter son nom.