Domaine français
Parution Mar 2006
ISBN 978-2-88182-529-3
144 pages
Disponible

Jean Rousset

L’Aventure baroque

Domaine français
Parution Mar 2006
ISBN 978-2-88182-529-3
144 pages

Résumé

Ce livre, sur et par Jean Rousset, est un hommage à la mémoire de celui qui, ayant aimé passionnément l’art baroque, l’a étudié mieux que personne. Jean Starobinski et Michel Jeanneret ouvrent le volume en rappelant quels furent les grands chantiers, les méthodes et les découvertes de leur ami. La parole est ensuite donnée à Jean Rousset, avec quatre essais pénétrants, aujourd’hui introuvables, sur la poésie et les arts visuels du XVIIe siècle européen. On réédite enfin, en version bilingue, ses magnifiques traductions, elles aussi inaccessibles depuis des décennies, d’Andreas Gryphius et Angelus Silesius, deux maîtres spirituels, deux voix qui incarnent le génie baroque, exubérant ou inquiet, tel que Jean Rousset le conçut et le propagea.

Auteur

Jean Rousset

Jean Rousset est né à Genève en 1910, il fait des études de droit, puis de lettres, notamment sous la direction d’Albert Thibaudet puis de Marcel Raymond. Après un séjour à Halle puis à Munich comme lecteur de français, il est professeur à l’université de Genève. Il s’est signalé à l’attention de la critique par sa thèse, La Littérature de l’âge baroque en France : Circé et le paon (1953), dont le retentissement mondial fut à la mesure du déplacement, vers le domaine littéraire, de la notion de baroque, terme réservé jusque-là au lexique de l’histoire de l’art.

Extrait

Mon Baroque

Le possessif de première personne demande à être justifié: le baroque, cela va sans dire, ne m’appartient pas ; je me suis mêlé, dans les années 50 et 60, à ce qui fut une découverte collective, faut-il dire même l’invention d’un baroque littéraire en France ; ce fut le travail d’une génération d’après-guerre, préparé dès le début du siècle dans les cercles restreints d’historiens de l’art, surtout hors de France.

Mon baroque, ce sera ici mon point de vue – actuel et rétrospectif – (il faudrait dire mes points de vue successifs) sur cette aventure, avec ses incertitudes, et les questions de méthode qui se sont posées en cours de route. Un point de vue qui, pour des auditeurs italiens, représentera sans doute un regard un peu différent, un regard extérieur sur un art et une culture qui se sont développés dans l’Italie du Seicento et principalement à Rome.

L’histoire du baroque, dans notre XXe siècle, ce fut l’histoire à la fois d’un mot et d’un art, d’une architecture avant tout, un peu comme celle du gothique un siècle auparavant qui a conjugué la réhabilitation d’une architecture et l’inversion de sens du mot, d’abord négatif. Il en fut de même pour le mot « baroque » chargé autrefois de connotations péjoratives, en France surtout : bizarre, extravagant, contraire aux règles…, ce mot lia son sort à un autre art, refoulé par le néo-classique du XVIIIe siècle, l’architecture du Seicento et ses suites européennes ; le mot et la chose signifiée subirent ensemble au XXe siècle une inversion de sens, pendant que les yeux s’ouvraient sur cet art et ses beautés.

Ainsi, à trois siècles de distance, on a pu assister à deux conquêtes : au XVIIe siècle, la conquête de l’Europe par la chose, l’art dit baroque, sans le mot : personne à l’époque ne parlait d’art baroque pour désigner ce qui était l’art moderne de ce temps ; conquête donc de l’Europe à partir de la Rome de Bernini, de Pietro da Cortona, de Borromini qui s’implante ensuite dans le Piémont de Guarini, Vittone, Juvara et ensuite encore dans l’Europe centrale et germanique en un grand mouvement du centre vers la périphérie – la France restant plus ou moins à l’écart ; pas entièrement pourtant, le dialogue France-Italie étant permanent, accueillant ou conflictuel du côté français.

Et puis, trois siècles plus tard, le nôtre, la reconquête – associée au mot ayant pris un sens favorable – de l’Europe et même de la France par la chose signifiée ; reconquête tellement réussie qu’elle s’est étendue, au delà de l’art heureusement retrouvé, à l’ensemble de l’époque : età barocca, Barockzeit, âge baroque… Tout un siècle défini par une catégorie unique et univoque ? On le verra, cette réduction est simplificatrice.

En disant età barocca, on l’a deviné, je cite Croce, pionnier paradoxal, puisqu’il dénonce dans son « âge baroque » un temps de stagnation culturelle, de non-art, de non poesia ; or, chose surprenante pour le lecteur d’aujourd’hui, il semble ignorer la création forte de cet âge : les noms de Bernini, de Borromini, des peintres et décorateurs sont absents de son Seicento, et absents également les musiciens, Monteverdi, Cavalli, l’opéra, l’oratorio. En revanche, grand lecteur et découvreur – voilà le pionnier paradoxal – il publie des textes rares et même une anthologie de ces Marinisti à qui il refusait la qualité de poètes ! Ses successeurs en Italie : Anceschi, Getto, Raimondi … renverseront la tendance, comme dans le champ italien-français Franco Simone et ses Studi francesi, Daniela Dalla Valle, Lionello Sozzi …, ils construiront positivement un Seicento baroque comme en Allemagne, à Vienne les historiens d’un Barockzeit.

Qu’en était-il du côté de l’historiographie française, longtemps réticente ? Le XVIIe siècle y était – à l’opposé du Seicento selon Croce – le siècle sacré, le « Grand siècle », le siècle classique donc figé ; c’est justement parce qu’il était sacré et consacré qu’il avait besoin d’une remise à neuf, d’un nouveau regard. Peut-être l’entreprise était-elle, dans ses débuts, plus facile à cette francophonie un peu en marge de l’hexagone français, je veux dire la Suisse romande, plus ouverte vers le Sud et vers le Nord avec ses Philippe Monnier, ses Cingria, Pierre Kohler et Marcel Raymond qui fut le premier à m’encourager dans cette recherche.

C’est ici que je vais faire intervenir, un instant, le je de l’autobiographie en remontant à un passé déjà lointain, aux années 40 et d’immédiate après-guerre ; pourquoi ne pas reconnaître que tout chercheur, même dans des travaux apparemment neutres et objectifs, est personnellement impliqué dans sa recherche, parfois sans bien s’en rendre compte ?

Au début de ce qui fut pour moi une aventure, à la fois personnelle et liée à notre temps, il y a la convergence d’une rencontre et d’un problème d’histoire et de critique. La rencontre : une expérience sensible et j’ose dire : amoureuse qui a conjugué deux villes et leurs architectures : en Allemagne du Sud, Würzburg et dans ses environs l’église de Vierzehnheiligen, oeuvres l’une et l’autre d’un grand architecte, Balthasar Neumann, je dois le dire rapidement entrevues : une première intuition tout au plus. Et ensuite décisive, l’autre ville : Rome et ses grands constructeurs du Seicento.

Une rencontre donc, d’ordre visuel et affectif, qui croisait un problème d’historiographie alors un peu partout à l’ordre du jour concernant la reconquête moderne dont j’ai parlé. Il faut le noter : ni Marcel Raymond ni moi-même n’étions des historiens de l’art, nous étions des littéraires – curieux d’autres formes d’art ; nous travaillions en principe sur des oeuvres écrites, mais stimulés par la relation de l’architecture ou de la peinture avec les textes littéraires.

Un problème donc, d’ordre épistémologique, fondé sur une hypothèse : l’hypothèse qu’une époque donnée serait homogène, qu’un principe commun y était partout actif ; je supposais une synchronie, un ensemble unitaire dont les différents registres communiqueraient les uns avec les autres ; que, par conséquent, à un style d’art figuratif et spatial devaient correspondre des formes comparables dans les arts de l’écrit. Le problème ainsi posé par hypothèse devait être résolu par des méthodes de transposition, de passages réglés d’un système de signes à un autre système de signes. Plus précisément, il s’agissait d’une traduction d’un langage dans un autre, des arts de l’espace aux arts de la parole.

Mon premier essai de transposition s’est porté sur des oeuvres de théâtre ; pourquoi ce choix ? J’y vois – aujourd’hui – deux raisons. C’est d’abord que le texte théâtral est de statut hybride, « art à deux temps » (Gouhier), l’écriture et l’exécution ; nous lisons des mots écrits mais à finalité orale, conçus pour être ultérieurement parlés, joués, mis en spectacle à l’intention de spectateurs-auditeurs. L’oeuvre de théâtre combine donc, par son statut double, arts de la parole et arts de l’espace, elle se prêtait à un premier projet de comparaison. Elle s’y prêtait d’autant mieux que le théâtre du XVIIe siècle – du premier XVIIe – que je découvrais était un théâtre très composite et à dominante visuelle, parce qu’il mêlait à la parole la danse, la musique, souvent les changements de décors : ballets de cour, tragédies à machines, pastorales qui préparaient, sous forte influence italienne, l’opéra, grande création baroque.

Il y avait une seconde raison à cette priorité du théâtre, elle devait m’apparaître peu à peu : l’affinité entre baroque et théâtre ; on a souvent, et de divers côtés, souligné la théâtralité du baroque, qu’il s’agisse de son architecture – il suffit de penser à Bernini et à ses disciples les frères Asam en Bavière – ou plus généralement d’une propension de l’époque à concevoir l’activité théâtrale comme une métaphore de l’existence humaine : le monde est un théâtre, l’homme est un acteur qui joue sa vie comme un rôle… La métaphore n’est pas nouvelle, elle se concrétise au XVIIe siècle par des pièces qu’on peut dire métathéâtrales, chez les Elizabéthains, chez les Espagnols, en Italie aussi ; et j’avais le plaisir d’en découvrir en France qui mettaient le théâtre sur le théâtre, une pièce « en abyme » dans la pièce ; ce n’est sans doute pas un hasard si les critiques et les metteurs en scène se sont intéressés à ces effets de réflexivité spéculaire aussi bien dans les oeuvres du XVIIe siècle que dans les textes modernes – sans oublier, en élargissant le spectre, le Nouveau roman ou le cinéma d’un Fellini.

Il me faut rappeler ici aux moins deux pièces françaises, à cet égard exemplaires, quasiment redécouvertes à notre époque : le Saint-Genest de Rotrou, qui transforme une pièce de Lope de Vega, a pour protagoniste un acteur de la Rome antique, donc païen, qui joue le rôle d’un martyr chrétien devant la cour impériale spectatrice sur la scène ; au fur et à mesure des répétitions, il est converti par son personnage fictif, jusqu’à devenir le chrétien qu’il est censé représenter ; conclusion : la fiction théâtrale est si persuasive pour celui qui l’incarne qu’elle ne se distingue plus de la réalité ; le comédien et son rôle finissent par coïncider (je renvoie au livre de Francesco Orlando sur Rotrou).

Une pièce de Corneille, en début de carrière, pose également le problème de la fiction scénique et de la réalité, à la différence près qu’elle ne concerne pas seulement l’acteur, mais tous les agents de l’opération théâtrale. L’Illusion comique met en scène un dramaturge représenté par un magicien (ce qui est riche de sens dans cette fonction), celui-ci fait apparaître à distance aux yeux d’un père – c’est le spectateur – son fils disparu ; il le voit faire la cour à une princesse, un rival surgit et le frappe d’un coup de poignard : « On l’assassine » crie ce père qui croit son fils mort ! Mais un rideau se lève : le fils était devenu acteur ; le spectateur a cru réelle la fiction théâtrale, ce qui, selon la théorie de l’époque, marque la réussite du spectacle ; on ne s’étonnera pas que les metteurs en scène récents se soient jetés avec gourmandise sur cette pièce.

A ce groupe qu’il serait facile d’étendre, comment ne pas joindre le magicien qui faisait si bien croire au débordement d’un fleuve sur le théâtre que les spectateurs s’enfuyaient terrifiés ? On aura reconnu Bernini scénographe.

Ce n’est pas tout: en élargissant l’enquête à l’ensemble du théâtre français de la première moitié du XVIIe siècle – pastorales, tragi-comédies, comédies… – et en considérant les personnages et les intrigues, j’étais frappé par la fréquence de héros équivoques, incertains de leur identité, toujours changeants, souvent déguisés, des inconstants aussi, trompant les autres et se trompant eux-mêmes sur leurs sentiments, donnant le faux pour le vrai et inversement, comme l’a bien montré le colloque de Rome (1992) intitulé : Il valore deI falso. Errori, inganni, equivoci sulle scene europee in epoca barocca. J’y ajouterai, dans les situations et souvent dans le langage, le désir d’étonner, d’éblouir, de frapper l’imagination : la meraviglia !

En schématisant, je pouvais caractériser ces royaumes de la feinte, de la surprise concertée et du changement systématique par deux concepts-clés : d’une part mouvement et métamorphose, d’autre part simulation et masque ou paraître, auxquels je faisais correspondre les figures emblématiques : Circé et le Paon, du sous-titre de mon livre La littérature de l’âge baroque en France: Circé, à laquelle je joignais les magiciennes modernes venues d’Italie : Armide, Alcine, et le Paon : l’ostentation du moi, la « montre », le déguisement et par extension : l’acteur, le porteur de rôles successifs.

Ayant ainsi construit, à partir de textes littéraires surtout français, un système thématique, il me fallait revenir, en un trajet constant de va-et-vient, aux arts de l’espace, puisque le baroque c’était d’abord l’architecture et la peinture qui en dépendait ; il me fallait demander confirmation aux historiens de l’art. Parmi ceux-ci, je faisais une place à part à Woelfflin, qui n’est pas un historien comme les autres, qui est un théoricien de l’évolution des styles, en même temps qu’un praticien de l’analyse des oeuvres visuelles. Or Woelfflin m’apportait son renfort quand il montrait que l’art baroque – qu’il opposait au style « classique » de la Renaissance – était marqué, même l’architecture, par le mouvement, l’instabilité apparente, « l’évanescence des formes ».

Finalement, je disposais d’une perspective interprétative, sans doute un peu simplifiée, unissant les arts de l’espace et les arts de la parole écrite. Je trouvais confirmation de cette perspective dans les recueils lyriques de ce XVIIe siècle qui me fournissaient un répertoire correspondant de motifs et d’images récurrents : bulles, nuages, arcs-en-ciel, lucioles, Fata morgana, eaux courantes, eaux miroitantes, etc., que je confrontais avec les Marinisti italiens recueillis dans l’anthologie de Croce et surtout celles plus récentes de Calcaterra, de Giovanni Getto… Je trouvais là aussi une rêverie du mouvant, des apparences incertaines, de la vie fugitive, celle-ci d’autant plus fortement éprouvée qu’elle s’associait à un désir sous-jacent de stabilité, d’unité, de permanence.

Ce dernier aspect m’est apparu dans la suite du travail et de la réflexion : sous la profusion de l’éphémère et du multiforme, je voyais se révéler, en ce siècle religieux, une quête ou une nostalgie de l’invariant, du stable. Je me suis aperçu qu’il fallait rendre les choses plus complexes : qu’à un pôle « Montaigne » (« le monde est un branle pérenne »), il convenait de conjuguer un pôle « Pascal » ou « Bossuet » et supposer un système à deux pôles simultanément éprouvés l’un en fonction de l’autre. C’est ce que j’ai appelé le modèle S. Ivo – je pense à son espace intérieur -, l’incomparable S. Ivo de Borromini, que j’ai compris tardivement, que m’ont aidé à comprendre les travaux de Portoghesi et de Wittkower ; j’essayerai de montrer à l’aide de quelques diapositives ce mouvement contradictoire, cette tension du multiple, du fractionné vers l’Un, vers le cercle parfait du lanternon.

C’est sur ce modèle qui j’ai conçu plus tard une Anthologie de la poésie baroque française où les textes sont distribués et hiérarchisés le long d’un itinéraire qui conduit de l’inconstance, du monde en métamorphose vers une poésie de la permanence, de l’Invariant divin.

Je voyais d’autre part une illustration à ce modèle disons dynamique ou dialectique dans une figure capitale, dans un personnage à mon sens emblématique, qui se trouve être l’une des créations majeures du baroque européen. Qui est ce personnage ? Supposons l’opération suivante : on combinera dans un héros de théâtre les deux traits reconnus pour constitutifs de l’imaginaire baroque : l’inconstance et le masque, puis on mettra dramatiquement ce héros de la mobilité systématique en présence de la Permanence sous l’apparence d’une statue vivante incarnant le Mort émissaire du Ciel – le commandeur qu’il a tué, et l’on obtient Don Juan, Don Giovanni, l’homme aux cent visages toujours en mouvement mis face à face devant l’uomo di sasso, pour reprendre les termes de Da Ponte.

Don Juan, l’un des rares mythes modernes, inventé par un dramaturge espagnol vers 1630, accueilli en Italie non sans modifications, puis en France où Molière le réinvente avant Mozart ! Ce fut aussi mon adieu au Baroque avec un livre sur ce Mythe de Don Juan.

* * *

J’ai parlé jusqu’à présent de ce qu’on peut nommer l’explosion de la conquête baroque – la seconde, celle de notre après-guerre – et de ses effets en France sur le champ littéraire du XVIIe siècle.

Je voudrais terminer par quelques remarques critiques : autocritiques. L’usage enthousiaste jusque dans les médias, usage souvent mal contrôlé, du mot « baroque » devenu mot fétiche, apte à tous sens – on a pu parler de « signifiant flottant » – et surtout plus sérieusement l’usage de la catégorie même de baroque demandaient à faire l’objet d’un nouveau débat ; par les livres, les articles, la recherche s’est beaucoup enrichie dans les récentes décennies ; la situation était en constante évolution. Aussi entendais-je et je me faisais moi-même un certain nombre d’objections sur ce qui avait été ma méthode et mes résultats.

Une première objection portait sur la méthode de transposition du visuel à l’écrit qui était, je l’ai dit, à la base d’un projet de statut littéraire du concept de baroque : entreprise de traduction. Or, traduire, c’est produire des équivalences pour passer d’un langage à un autre. Et voici l’objection : un édifice, une peinture obéissent à des règles, à des objectifs qui leur sont propres et qui ne sont pas ceux des textes écrits. Quels sont dès lors les risques ?

Ou bien des critères tels que courbe/droite, plein/vide, façade/espace interne, etc. sont trop spécifiques pour être immédiatement transposés aux formes littéraires ; mes tentatives pour définir des structures de ce type restèrent limitées. Ou bien on se contente d’équivalences plus lâches telles que mouvement ou prédominance du décor ; c’est ce que j’ai fait, mais sans éviter les correspondances métaphoriques.

Une autre objection venait d’historiens de l’art : d’abord, a-t-on le droit d’interpréter les façades baroques comme « masque » de la structure interne, comme décor visant à « travestir l’édifice lui-même »? (Pierre Charpentrat) Ensuite, le critère de mouvement, d’instabilité est-il pertinent pour des édifices qui sont à l’évidence immobiles et stables ? A quoi l’on pourrait répondre d’une part que les façades de certaines églises (Sant’ Agnese ou S. Carlino) paraissent excéder le bâti proprement dit, d’autre part qu’il convient de déplacer le point de vue du constructeur vers le contemplateur ; on dira dès lors que c’est l’effet produit sur celui-ci qui autorise les qualifications de mouvement, de stabilité incertaine.

On ajoutera qu’il existe des objets construits qui produisent objectivement l’effet de mouvement : les fontaines de Rome ou de Versailles animées par l’eau ; ce sont aussi les groupes sculptés comme l’Apollon poursuivant Daphné de Bernini ou comme sa Sainte Thérèse en extase si mal comprise, qui est l’oeuvre à la fois de l’architecte, du sculpteur et du metteur en scène. Il est vrai que l’on s’éloigne ici de l’architecture au sens strict.

En revanche, il y a une architecture propre au baroque qui dégage l’impression de mouvement, d’expansion, de dilatation des perspectives, ce sont les édifices à voûtes peintes en trompe-l’oeil illusionniste, si bien représentés dans la Rome du Seicento avec Pietro da Cortona au Palais Barberini, Gauli au Gesù, Pozzo à S. Ignazio, et mieux encore en Europe centrale : le ciel s’ouvre, les cloisons s’effacent, l’espace intérieur éclate, l’édifice semble nier sa clôture et sa stabilité, pour l’émerveillement du fidèle – la meraviglia mariniste transposée.

Quant à ce critère de mouvement si constamment invoqué, il m’est venu des scrupules : il aurait fallu pousser l’analyse, montrer que, s’il y a mouvement, le mouvement a une fonction: il unifie des structures polymorphes, il enchaîne des éléments que le baroque commence par disperser ; le mouvement les lie, les rassemble dynamiquement, les fait vivre à nos yeux par des effets de circulation sensible ; il nous présente des organismes qui semblent en quête de leur équilibre ; voilà une fonction qu’il aurait fallu approfondir davantage.

* * *

Ces premières rectifications portaient sur les modes de transposition du visuel à l’écrit. En voici d’autres qui concernent la périodisation, les limites chronologiques de cet âge dit baroque. Les historiens de l’art – toujours eux à ouvrir la voie – nous ont conduits à raccourcir l’età barocca, et à la raccourcir pas les deux extrémités ; en amont et en aval.

En amont, du côté du XVIe siècle, ce fut l’avènement d’un nouveau venu, le maniérisme, qui introduisit une période intermédiaire – en gros milieu et fin du XVIe siècle (mais Pontormo paraît un peu plus tôt) -, que j’avais intégrée dans mon premier essai sous l’appellation « pré-baroque », artifice terminologique peu satisfaisant, j’en étais conscient. La nouveauté introduite par la catégorie de maniérisme portait sur le style défini à partir de la peinture, alors que le baroque, il faut s’en souvenir, s’était d’abord défini à partir de l’architecture.

Ce style maniériste, anti-classique, plus subjectif, marqué par un chromatisme dissonant, par un espace souvent serré, contracté, ce n’était pas l’espace baroque : dilatation, éclatement des limites…

Chronologiquement donc, ce n’était plus la Renaissance et pas encore le Baroque, le maniérisme constituait une étape intermédiaire que je n’avais pas envisagée dans mon premier livre. C’est ce que Marcel Raymond devait tenter plus tard dans un ouvrage où il définissait un maniérisme littéraire.

Ainsi réduit du côté du XVIe siècle, qu’arrivait-il à l’âge baroque du côté du XVIIIe, qui a connu au nord de l’Italie et surtout en Europe centrale, jusque vers 1750, de Würzburg à Prague, une extension conquérante et jubilante du Seicento ? S’agissait-il d’un prolongement du style antérieur, d’un superlatif du Baroque, d’un « Baroque du Baroque » ? Ou bien d’une mutation, d’une rupture même ? d’un art autonome qui appelait d’autres critères et un autre nom ? Ce nom était disponible, lui aussi à l’origine péjoratif, le Rococo, que des historiens de l’art et de la culture – je citerai seulement Philippe Minguet – proposent pour désigner un art ayant ses caractères propres en architecture, en décoration intérieure, en mobilier, fort actif en France : Messonnier, Boffrand… Parallèlement, selon un processus de contamination devenu habituel, on a proposé en France un rococo littéraire qui conviendrait à des auteurs comme Marivaux, Crébillon fils…

Je puis maintenant revenir à la question qui s’était posée au départ : quel est, sur le plan de l’histoire culturelle du XVIIe siècle français, le résultat des enquêtes, les miennes et celles de beaucoup d’autres, menées au nom d’un baroque généralisé ?

Je disposais, je l’ai dit, d’une perspective interprétative très large ; une fois projetée sur le champ littéraire de la période, elle avait un double effet stimulant : d’abord, elle le mettait en symbiose du contexte européen, elle décloisonnait la vision du paysage français ; en second lieu, elle invitait à réarticuler le cadre traditionnel de l’historiographie française du XVIIe siècle.

L’histoire littéraire, comme les autres histoires, est une construction rétrospective, une grille de lecture actuelle du passé, que chaque époque recompose en fonction de jugements ou préjugés idéologiques, parfois politiques ; cela était très vrai du XVIIe siècle français ; son image était fixée, figée depuis longtemps, depuis Voltaire. On avait donc intérêt à la réviser, à la compliquer, à l’enrichir. L’optique « baroque » – ostensiblement moderne – a eu pour effet de la retravailler, elle a provoqué des reclassements, des exhumations d’auteurs oubliés ou mal connus ainsi qu’une lecture renouvelée des grands auteurs.

Ce qui est plus ou moins acquis actuellement, c’est le remplacement, pour désigner la première moitié de ce XVIIe siècle, de la notion de « pré-classicisme » par la nouvelle catégorie de « baroque », ce qui devrait être plus qu’un changement d’étiquette : à un contenu négatif substituer un contenu positif et surtout contester la fiction selon laquelle l’antérieur prépare linéairement ce qui le suit, par une illusion rétrospective toujours trompeuse en histoire.

A vrai dire, ce partage transversal en deux moitiés antagonistes paraît de toute façon simplificateur, d’autant qu’il cède à la tentation du dualisme antithétique baroque vs classique, condamnés à s’exclure mutuellement. L’histoire est-elle vouée à se penser par oppositions tranchées ? Les faits sont divers et appellent la nuance : non seulement la réalité ne se réduit pas à la seule hypothèse baroque, mais chaque tranche chronologique est multicolore : résistance dans les premières décennies à un baroque peut-être dominant, infiltrations ou persistances baroques dans le second XVIIe siècle, par exemple les jeux d’eau et les groupes sculptés de Versailles, les cérémonies funèbres paraphrasées par Bossuet, les pièces-féeries de Molière, l’opéra avec ses fastes qui éblouissent ; un baroque disséminé, alternatif, qui surgit ici ou là quand le courant à son tour dominant tantôt le conteste, tantôt l’absorbe ou le tolère. De son côté, est-ce que le Seicento romain est toujours homogène ? il connaît divers baroques, sans oublier le contraste Bernini-Borromini, et même l’anti-baroque : Dominiquin, Sacchi, Poussin.

Il y a un domaine qui a été transformé depuis quarante ans, celui-ci de façon uniforme, sous l’étiquette baroque, c’est le paysage musical européen : musique baroque, distincte du classique et du romantique, c’est toute la musique européenne, de Monteverdi, Cavalli, Vivaldi, Couperin… à Bach et Haendel, musique qui est non seulement redécouverte, publiée, jouée, mais jouée autrement, dans son style propre, qu’on pense à l’influence de Harnoncourt, et jouée avec les instruments d’époque, dits précisément « baroques », avec des orchestres spécialisés. Le mouvement a largement touché la France, de Lalande à Rameau en passant par Lully, qui reviennent à la vie du concert et de la représentation, stimulés par le travail des musicologues, je citerai l’ouvrage récent de Philippe Beaussant sur Lully qui fait de Molière le co-créateur, avec le compositeur italo-français, d’une nouvelle formule d’opéra.

Pour finir, une question – peut-être sans réponse évidente : pourquoi l’art baroque – l’art sans le mot dont il pourrait désormais se passer – a-t-il choisi notre XXe siècle, notre après-guerre pour retrouver sa légitimité ? pour être reçu et goûté au même titre que l’art roman ou le gothique ? ce qui est surtout vrai en France, si je ne me trompe. Est-ce réaction contre le style industriel et la construction utilitaire ? a-t-il été ressenti, ce qui serait assurément un malentendu, comme un art de rupture, dans le sillage de l’expressionnisme en Allemagne, du surréalisme ailleurs ? ou bien est-ce simple retour du refoulé, ce qu’il faudrait analyser? Ou encore revanche cyclique d’un principe sur son contraire, selon l’alternance prévisible de constantes historiques ? mais ce serait suivre les rêveries, qui furent excitantes, d’un Eugenio d’Ors!

Ou enfin, mais ce serait revenir, finissant comme j’ai commencé, à l’ego de l’autobiographie, suis-je le seul à rejeter d’instinct la monotonie du rectiligne et l’agressivité de l’angle droit pour le plaisir pur de la courbe et des surfaces ondulantes ? Sûrement pas : les sensibilités formelles, natives ou acquises, existent, elles décident de nos choix. J’ai laissé libre cours à mon choix, ce qui ne m’interdit pas un doute en forme de question : faut-il toujours choisir entre deux pôles antagonistes ? Il est vrai, le XVIIe siècle a volontiers spéculé sur les grandes oppositions : imagination ou raison, couleur ou dessin, Jésuites ou Port-Royal et encore, s’agissant de style littéraire, entre asianisme ou atticisme comme le montre si bien Marc Fumaroli[1]. Ces oppositions rencontrent parfois, approximativement, notre couple moderne Baroque-Classicisme, dont j’ai suggéré en passant que le conflit n’était pas toujours irréductible.

 

Jean Rousset

 


[1] Je regrette de n’avoir pu tenir compte, autrement que par cette indication finale, de l’ouvrage essentiel de Marc Fumaroli, L’Ecole du silence. Le sentiment des images au XVIIe siècle, Paris, Flammarion, 1994, qui ne parvient à ma connaissance qu’après la rédaction de mon texte.