1er chapitre
Bien des années plus tard, alors qu’il venait pour la dernière fois de se hisser sur la pointe des pieds et de remettre sa carte dans la fente numéro 164 du support de la machine à timbrer installée à l’entrée des abattoirs municipaux, Ambrosio se souvint de ce lointain dimanche où il était arrivé au pays nanti.
Après un voyage aussi épuisant que compliqué de son Sud natal vers un Nord attirant incarné seulement par quelques noms imprononçables sur des papiers officiels, voyage qui l’avait conduit par des plaines désertiques, des cols et des tunnels, il s’était retrouvé subitement, débarqué et abandonné tel une pièce de bagage, au centre d’Innerwald, au centre de ce village que depuis des mois il avait essayé obstinément, mais en vain, de se représenter. Enfin arrivé ! Enfin ce qu’il avait souhaité pour lui et pour sa famille se réalisait. Bientôt il travaillerait, gagnerait de l’argent ; bientôt il pourrait envoyer ses premiers mandats : il avait réussi, lui Ambrosio, là où tant d’autres échouent, et pourtant, à peine arrivé, il fut saisi du désir de courir après le bus qu’on voyait encore, de crier halte ! au chauffeur, de se faire ramener immédiatement, par tunnels et montagnes, vers la lumière de son propre village à La Corogne.
Mais le car postal ne l’avait pas attendu, il était parti, avait glissé latéralement comme un rideau de théâtre jaune et l’avait livré en pâture à un public curieux.
Une douzaine d’Innerwaldiens, à l’instant encore occupés à manipuler des bidons et des seilles à l’entrée de la laiterie coopérative, à donner des ordres à leurs chevaux et à leurs chiens, à rire et à se vanter, soudain se turent, interrompirent leurs activités pour fixer l’étranger debout au milieu de la place de leur village, exposé comme un poisson à l’étalage, hésitant comme un détenu libéré devant le porche de la prison.
Rien ne bougeait plus : le film était bloqué ; le son manquait, seule l’eau de la fontaine chantait encore.
Ambrosio était incapable du moindre mouvement, incapable de se rouler une cigarette : paralysé, il se voyait face à lui-même. Tout en lui avait subitement acquis une étrangeté menaçante. Il sentait ses cheveux coupés ras autour de sa calvitie, sentait que ses cheveux étaient noirs. Il percevait l’odeur de sa propre transpiration, sa chemise était sale et humide, il aurait tant aimé cacher ses jambes maigres qui dépassaient, filiformes, d’un pantalon qui s’arrêtait au genou. Il jeta un regard à sa petite valise déformée, leva ses yeux vers les gens, les baissa encore : en une seconde, il avait appris la solitude. Pour la première fois de sa vie, il sut qu’il était petit, étranger et différent.
Il fallut qu’un étalon franc-montagnard cherche à se débarrasser de son harnais tout en hennissant bruyamment pour que le dimanche soir se remette à vivre. Le moteur d’un tracteur vrombit ; les Innerwaldiens se remirent à rire et à se vanter ; les bras des fromagers s’emparèrent de nouvelles seilles de lait, déversant par quintaux le flot blanc dans la balance et les bacs de refroidissement ; les chiens de berger attelés poursuivirent leurs aboyantes rivalités à distance respectable, de son sabot une haridelle gratta le pavé rond à en faire jaillir des étincelles.
Cette reprise des activités réjouit Ambrosio et il serait resté encore longtemps immobile au milieu de la place si un groupe de vaches se dirigeant sur lui ne l’avait contraint à prendre une décision. Deux garçons dirigeaient les animaux vers la fontaine située en face de la laiterie, devant l’auberge ochsen. En tête du troupeau marchait avec des allures de maire une bête puissante à l’air paisible, certes, mais qui ne paraissait pas disposée, néanmoins, à dévier de deux pas de son trajet ordinaire à cause du petit Espagnol.
Ambrosio empoigna sa valise et, tout en cherchant de sa main libre ses papiers dans ses poches, il se dirigea vers la laiterie où il mit sous le nez d’un visage adolescent son permis de séjour et un autre document de la police des étrangers. Mais il se vit cerné de visages muets, lèvres serrées. Les regards le jaugeaient, les fronts se plissaient, les têtes oscillèrent horizontalement, non ; on se tourna vers le laitier. Celui-ci, sans interrompre la pesée, s’enquit de ce que leur voulait ce freluquet en pantalon court.
— Je crois bien que c’est l’Espagnol à Knuchel. Regarde, voilà ses papiers, dit un paysan en tendant la liasse fatiguée au laitier.
— Aha ! Il s’est donc décidé. N’a pas l’air fait pour sortir le fumier, le gaillard. N’a pas le thorax, il me semble. Est-ce que je me trompe ?
Ce disant, le laitier qui les dominait tous du haut de la rampe emplit ses propres poumons à les faire sauter.
— Il y a sûrement plus à faire à torcher les morveux qu’à l’étable, chez Knuchel, poursuivit-il. Écoute ! Le garçon à Knuchel arrive toujours le premier avec son lait. Tu comprends ? Y a longtemps qu’il est reparti.
Ambrosio secoua la tête.
— Tu ne sais pas l’allemand ? lui demanda-t-on, amusé, après quoi plusieurs Innerwaldiens éclatèrent de rire. Le laitier aussi fit encore quelques plaisanteries mais s’arrêta quand il s’aperçut qu’Ambrosio qui sentait bien de qui on riait mais ne soupçonnait pas malice se mit à rire lui aussi et osa même, au milieu de tous ces Innerwaldiens, rouler enfin la cigarette tant désirée.
— Mosimann ! Tu passes près de chez Knuchel. Emmène le petit, là !
La nuit tombait déjà quand Ambrosio descendit la rue du village. Il suivait un petit char qu’un garçon buté freinait cependant qu’un chien berger noir, rouge et blanc, pressé de trouver son écuelle, tirait de toutes ses forces. Ambrosio aussi avait faim. Il aurait volontiers avalé quelques lampées de la soupe dont l’odeur douceâtre s’échappait en volutes du bidon posé sur le char. Il ne se doutait pas que ce n’était que du petit-lait, un résidu de fromagerie destiné à l’engraissement des porcs.
Ambrosio ne vit pas grand-chose d’Innerwald. La rue était peu éclairée et devant les fermes aussi il y avait peu de lumière. Mais il entendit des bruits de sabots, des appels et des ordres destinés aux bêtes ; il entendit le choc des récipients métalliques qu’on lavait à la fontaine et qui rendaient un bruit de clochettes ; il entendit des bruits de balai, de voitures, des poules et des cochons, car les Innerwaldiens, dans leurs granges et leurs étables, vaquaient aux dernières besognes de la journée et aux premiers préparatifs du lendemain.
On distinguait encore bien la silhouette des fermes : les toits hauts et larges comme si à eux seuls ils devaient protéger la moitié du monde d’un ciel agressif ; chaque toit une cathédrale. Par ailleurs, Ambrosio s’étonnait de voir partout le fumier empilé au bord de la route. De véritables montagnes de fumier s’élevaient devant les maisons et répandaient leur odeur.
Une fois sortis du village, le garçon sourit à Ambrosio et lui proposa de placer sa valise sur le petit char.
— Plus que cinq minutes, dit-il en tendant à Ambrosio ses doigts écartés.
Ambrosio n’avait aux pieds que des sandales légères et il marchait sur la bande d’herbe centrale du chemin qui en trois lacets, passant devant des pâturages enclos et des vergers, descendait pour pénétrer dans un bosquet de sapins après un long virage.
Après le bosquet, le garçon désigna un groupe de constructions qu’on devinait encore dans la pénombre.
— C’est là qu’ils sont, les Knuchel, dit-il, fit un signe et disparut dans la nuit avec son chien et son petit char.
Avant de prendre l’étroit sentier qui conduisait vers le domaine blotti entre deux collines, tel un autre village, Ambrosio roula encore une cigarette.
Tout en aspirant profondément les premières bouffées, il remarqua que le ciel était étoilé.