Première partie
Chapitre 2
C’était la deuxième fois qu’elle le voyait en-dehors du travail et elle en éprouvait une impression bizarre, nouvelle et joyeuse, comme de voir un bébé faire ses premiers pas.
La première fois, ç’avait été le samedi où elle était allée à la bibliothèque publique avec Yasmine. Yasmine était la secrétaire de Rae. Une porte de verre faisait communiquer son bureau avec celui de Rae, et lorsque Sammar venait s’entretenir avec lui, elle pouvait voir, pendant qu’ils parlaient, Yasmine taper furieusement à la machine, ses cheveux noirs et lisses lui cachant le visage. Les parents de Yasmine étaient originaires du Pakistan, mais elle-même était née en Grande-Bretagne et avait passé toute sa vie en divers endroits du pays. Elle avait l’habitude de faire des déclarations d’ordre général qui commençaient par « nous », où le « nous » voulait dire l’ensemble du Tiers monde et de ses habitants. Elle disait par exemple :
-Nous ne sommes pas comme eux.
Ou encore :
-Nous avons des liens de famille étroits, pas comme eux.
Il y avait encore deux autres secrétaires du département qui travaillaient dans la même pièce que Yasmine : deux dames avenantes, sentant le café, aux cheveux gris et portant des jupes plissées. Si l’une d’elles avait le malheur de se tapoter les rondeurs du ventre en se plaignant de ne pouvoir suivre longtemps un régime, Yasmine répliquait aussitôt :
-Nos enfants meurent de faim pendant que les riches comptent leurs calories !
Le mari de Yasmine, Nazim, travaillait parfois sur les plates-formes pétrolières en mer. Lorsqu’il s’absentait, elle avait du plaisir à sortir avec Sammar, le week-end venu. Yasmine avait une voiture et Sammar aimait parcourir la ville à l’aventure, en écoutant la radio, pour visiter des quartiers qu’elle n’avait encore jamais vus. Elle aurait bien voulu pouvoir s’offrir une voiture et se mettre à l’abri des intempéries.
Ce samedi-là, elles s’étaient rendues à la bibliothèque, parce que Yasmine, maintenant enceinte de dix semaines, voulait consulter des ouvrages sur les bébés. Il y avait de pleins rayonnages de livres sur la grossesse, la naissance, l’allaitement au sein. La bibliothèque était chaleureuse, pleine de gens, pleine de livres. Il y avait des livres sur l’accouchement par césarienne, les avortements, la stérilité et les fausses couches. Sammar avait un jour fait une fausse couche, une année après la naissance de son fils. Elle se rappelait cette nuit, fatidique et cruciale, survenue après des jours d’angoisse, des jours pendant lesquels elle s’était rendu compte que cette grossesse ne se déroulait pas comme il aurait fallu, que quelque chose n’allait pas bien. Elle se rappelait que Tarig avait gardé tout son calme, réconfortant et sûr de ce qu’il fallait faire. Elle pouvait le revoir, agenouillé par terre, épongeant le sol de la salle de bains. Elle avait senti son ventre se déchirer.
Elles étaient liées par un sentiment de reconnaissance réciproque. Une reconnaissance qui amortissait les querelles, mesquines ou sérieuses, qui aplanissait les soubresauts de leur affection. Parfois cette reconnaissance l’envahissait quand elle se trouvait dans un état second ou dans ses rêves. Des rêves sans décor et sans récit, de l’impression pure, distillée.
-Je ne peux prendre que six ouvrages, dit Yasmine. Si tu avais une carte, je pourrais emprunter sur la tienne. En voilà une bonne idée. Allons te faire faire une carte.
-Non, une autre fois.
Elle n’aimait pas agir sur un coup de tête, sans avertissement. Elle regarda les files qui s’allongeaient depuis les guichets, les bibliothécaires faisant courir des stylos sur les codes à barres des livres. Ces gens la rendaient nerveuse. Elle chercha à prendre un ton convaincant :
-Tu ne vas jamais lire plus de six livres en un mois. Six, ça suffit.
Mais Yasmine insista et lui fit toute une leçon sur le bien-fondé d’une carte de bibliothèque.
-Tu paies des impôts, non ? dit-elle.
Puis elle lui raconta qu’une Nigériane, mère de trois enfants, avait vécu sept ans à Aberdeen avant de découvrir qu’elle avait droit aux allocations familiales.
-Personne ne l’avait mise au courant, s’exclama Yasmine, outrée.
Douze volumes consacrés à la grossesse avaient fait leur chemin jusqu’au guichet. Yasmine s’occupa de tout. Sammar se sentit comme une immigrante désemparée qui n’aurait pas su un mot d’anglais. Elle s’imagina que les mots anglais s’envolaient de son cerveau, s’évaporaient en une brume légère. Elle se rappela une des choses que Mahasen lui avait dites la nuit de leur dispute, tremblant presque de rage, avec toute l’éloquence de son bon droit. La nuit où Sammar lui avait demandé la permission d’épouser Ahmad Ali Yasseen. Une jeune femme aussi instruite que toi, qui sais l’anglais… tu peux subvenir à tes besoins et à ceux de ton fils, tu n’a que faire d’un mariage. A quoi bon vous marier ? Il a commencé à m’en parler et je l’ai fait taire. Je lui ai fait honte, à ce vieux fou.
-Il a de la religion, répondit Sammar en s’étouffant sur les mots. Il se sent un devoir envers les veuves…
Qu’il prenne sa religion pour l’appliquer à construire une mosquée mais qu’il arrête de nous tourner autour. Dans le passé, les veuves avaient besoin de protection, maintenant la vie n’est plus comme ça. Elle voulut répliquer, mais les mots lui restèrent collés au fond de la gorge comme de la pâte crue.
-Le bouquin de Rae, dit Yasmine au moment où elles allaient partir. Tu l’as vu ? Je suis sûre qu’il est là. Personne ne lit ce genre de trucs.
Leurs douze livres sur les bras, elles retournèrent vers la section Histoire et se mirent à chercher, puis finirent par trouver L’Illusion d’une menace islamique à l’étage supérieur, classé sous la rubrique Politique. Sur l’envers du livre, Sammar lut les appréciations qui y sont imprimées en italiques : Renouvelle la compréhension des turbulences du Moyen Orient… –Independent on Sunday. Rae Isles tend à prouver que la menace d’une mainmise islamique sur le Moyen Orient est exagérée… ses arguments sont audacieux, ses aperçus stimulants… –The Scotsman.
Elles parlaient de lui en quittant la bibliothèque, leur voix portant plus fort que le bruit du trafic et le vent froid. Sammar voulut des renseignements sur les ex-femmes de Rae. La première, dit Yasmine, s’était remariée entre-temps et vivait dans le Pays de Galles. Elle appartenait à un passé lointain, Yasmine ne l’avait jamais rencontrée. La seconde, la mère de la fille placée en internat à Edimbourg, travaillait pour l’Organisation Mondiale de la Santé à Genève. Ils avaient vécu à Cults, dans une belle et grande maison. Puis il avait déménagé dans un appartement en ville.
Yasmine conduisait par à-coups, les livres glissèrent et s’éparpillèrent sur le siège arrière. Elle gara sur le côté d’une rue bordée d’arbres, dans un quartier peu familier à Sammar.
-C’est ici qu’il habite, dit-elle. J’y suis venue souvent avec Nazim. C’est bien que tu sois avec moi, comme ça je peux lui donner ces fax qui sont arrivés pour lui hier après son départ. Il attend d’un instant à l’autre des nouvelles du programme anti-terroriste. Ils vont le prendre comme conseiller.
-On ne peut pas faire ça, ça ne se fait pas, dit Sammar. Donne-les lui lundi…
Mais Yasmine était déjà en train de détacher sa ceinture d