Ici
Il y a tellement de voitures devant moi que même aujourd’hui, samedi, il va me falloir un moment avant d’arriver au feu vert et de traverser ce gros carrefour. Alors, je regarde sur ma gauche sans raison particulière et je vois trois garçons en train de marcher au bord de la voie rapide ; le premier, chaussé de ce que j’appelle des bottes de vacher, en caoutchouc noir, comme celles que je portais enfant, si bien que je pouvais faire semblant d’être l’homme qui s’occupait des vaches en face de notre première maison dans la vallée ; le deuxième, plus grand, plus maigre, en sandales de caoutchouc, son fin T-shirt gonflé par le vent comme une voile ; le troisième, avec une peau tamoule d’un noir presque bleu, vêtu d’un short kaki tout déchiré et d’un débardeur blanc bien trop grand ; tous les trois couverts de sable blanc pulvérulent. Ils font des sourires mielleux, tout en se suivant en file indienne, l’un derrière l’autre, de leur côté de la route, le côté avec les cocotiers, les cases en bois, l’herbe-couteau, le riz-marron et du vert partout, à part la mosquée blanche, croissant de lune et étoile émergeant de l’eau avec le panneau d’affichage : L’islam, la religion à l’expansion la plus rapide au monde.
De l’autre côté de la voie rapide se trouve une gigantesque laiterie. Devant ses immenses portes il y a des pyramides d’oranges et de pamplemousses, des piles de mangues et trois vieilles fourgonnettes remplies de carangues, de gros-yeux, de thazards vidés, ainsi que de bouquets de crabes bleus attachés à des bambous plantés dans des seaux de glace sur les plateaux des véhicules. De chaque côté du terre-plein central de la voie rapide, les files de voitures démarrent ou s’arrêtent, à la vitesse des escargots, aux feux de croisement suspendus sur fond de ciel bleu sans le moindre nuage. Là, à cette grande jonction, ce carrefour*, l’est, l’ouest, le nord et le sud convergent ; camions, tracteurs, ouvriers de la voirie qui ne cessent d’élargir la route, de creuser des trous, de boucher des trous, pour encore et toujours creuser et boucher. Ils réparent cette voie rapide depuis mon enfance.
Les garçons me dépassent ; la circulation bouge et je les rattrape, puis ils me dépassent une nouvelle fois. Ils ont l’air si légers et si libres, enveloppés des couches d’odeurs émanant des voitures, des camions, de l’usine, des poissons, des oranges et de l’étang ; ils rient et bavardent, comme s’ils avaient les poches pleines de « bleus » – des billets bleus de cent dollars –, comme s’ils portaient des souliers d’argent magiques, et comme si leur manoir sur la colline dominait l’océan.
En m’approchant du feu, les vendeurs ambulants commencent à affluer. Minutant parfaitement la durée entre les feux, ils se faufilent entre les voitures au pas avec des sacs d’oranges, de citrons-pays, de maïs, de piment Jamaïque, soupèsent des papayes et des ananas dans chaque main, font rouler des poubelles pleines de bouteilles d’eau de coco, de Coca-Cola, d’eau ou d’Apple-J ; ouvrent des boîtes noires remplies de bracelets-montres et de montres en faux or, de couteaux ; traînent d’énormes sacs de jute pleins de petits sachets de noix de cajou, d’arachides salées ou fraîches, ou portent des gâteaux aux noix emballés et stockés dans de grands sacs plastique. Qu’il pleuve ou qu’il fasse beau, il y a toujours le marchand de gâteaux aux noix, avec un bandana, un chapeau à visière et un puissant corps de lutteur ; le jeune marchand de couteaux, menu, vif, mesurant un mètre quatre-vingt-quinze, portant une casquette Kangol en peluche et vendant des couteaux fabriqués en Chine ; il y a aussi des dizaines de Bobo Ashanti vendant des fruits à coques dans leurs sacoches de coton, qui sont vêtus de chemises à manches longues, boutonnées et rentrées dans la ceinture de leurs pantalons à plis, leurs dreadlocks drapés avec soin dans des tissus Irie rouge, or, vert ou du bleu des Baptistes.
Aux feux précédant cette importante intersection, il n’y a pas de vendeurs, uniquement des mendiants aux bras tordus, aux coudes de guingois, boiteux et aux corps disloqués, ainsi qu’un vieux couple indien : ils marchent côte à côte pour mendier. Mes vitres sont toujours remontées, climatisation mise, radio aussi ; je sais à quoi ils ressemblent, comment ils se déplacent, mais quand ils frappent à la vitre, je me contente de faire non de la tête, parfois un « non » énervé, parfois un « non merci », parfois juste un petit mouvement du poignet, comme pour chasser les mouches. Tout dépend de ma journée.
Seulement ces enfants-là, je ne les ai encore jamais vus. Le plus grand, avec les bottes de vacher, est le chef, il doit avoir seize ou dix-sept ans, sans doute encore plus, peut-être bien plus vieux que les autres, ce pourrait aussi être un oncle (dans ces familles-là, ce genre de choses arrive, mère et fille n’ont que quatorze ans d’écart, père et fils que seize, oncles et neveux le même âge). Le plus petit pourrait être le fils de sa sœur ; ce genre de chose arrive dans ces familles-là et ce genre de chose arrive tout le temps ici.
Ils mangent des noix quand ils me dépassent une nouvelle fois. Un Bobo Ashanti a dû leur en offrir un sac parce qu’il sait que malgré leurs manières mielleuses, au fond, comme au fond de leurs foyers vides et brisés, ils sont broyés, affamés, maltraités et violentés. Ils font sauter les noix depuis les sachets de papier kraft jusque dans leurs bouches à demi ouvertes et les écorces volettent comme de petits papillons dans la brise.
Elle dort sur le siège arrière, elle ne tient jamais jusqu’aux feux un jour normal, encore bien moins un jour comme celui-ci. Ce matin, pendant que je l’habillais, elle m’a demandé : « Ce sera long, manman ? Ce sera long ? » et elle a tendu ses deux mains pour que je lui montre. Alors en comptant sur ses minuscules doigts de quatre ans, j’ai dit : « Dix jours », comme si dix jours n’en étaient que deux et pas une vie entière quand elle est loin de moi.
L’homme dans la voiture voisine a le regard vide. J’ai pitié de lui, de sa laideur, de son incapacité à voir à quel point il est laid ou à quel point les gens soit le prennent en pitié, soit le prennent en grippe parce qu’il leur rappelle une laideur qu’ils portent peut-être en eux. Je lui fais un rapide sourire, car c’est mon humeur aujourd’hui, et ce sourire est censé dire : « J’ai pitié de votre apparence physique, des traits que Dieu vous a attribués, de votre malédiction, maintenant laissez-moi tranquille. »
Chaque jour le même itinéraire, la même circulation, le samedi aussi. Je regarde ma montre et la pendule sur mon tableau de bord, je mets la radio, je l’éteins, je vérifie l’heure une nouvelle fois, pour voir si ma montre et la pendule correspondent, puis je recommence et je recommence de nouveau, parce que passer d’un feu à l’autre peut parfois prendre une éternité. Ce matin, elle a voulu regarder des dessins animés trop bruyants ; elle a supplié, imploré : « Manman, des dessins animés, s’il te plaît », un milliard de fois, et je cède toujours : « Le voilà ton fichu dessin animé » ; je branche la télé, je laisse la pièce dans l’obscurité. Je ne voulais pas voir démarrer cette journée qui me terrifiait depuis des mois. Et je lui ai menti tant de fois (comme je vais encore et encore le faire parce que sans les mensonges, c’est simplement trop dur) ; ce ne sont pas dix jours, dix jours sur dix petits doigts de quatre ans, mais deux mois. Un mensonge de l’imagination pour créer un besoin, une nécessité, un désir ; je désire qu’elle ne soit pas obligée de partir. La réponse que j’ai faite à son « Combien de temps, manman ? Combien de temps ? » n’était pas vraiment un mensonge, je préfère l’appeler une vérité imaginée.
Il la veut pour tout l’été : deux mois, dix jours ; ça ne fait pas grande différence pour une enfant de quatre ans, tout cela, c’est du temps loin de manman, du temps très long les mauvais jours, mais une minute quand son papa lui donne tout ce qu’elle veut.
Tandis que nous progressons au pas, les trois garçons se plantent sur le trottoir au carrefour. Je connais leur histoire à présent, ils sont de la même famille, c’est sûr ; l’aîné est le chef présumé, désigné, celui du milieu à peine une présence, mais le troisième, parce qu’il est le plus jeune, le suiveur en apparence, sera le plus puissant.