La Poste du Gothard, peinte par Rudolf Koller en 1873, célèbre un mythe alors que celui-ci est en train de disparaître
S’il n’y avait pas le veau devant la poste du Gothard, la scène des chevaux au galop ne serait rien d’autre qu’un magnifique spectacle. La menace imminente qui émerge du tableau par le biais de l’animal en fuite rend cette analyse impossible. La scène revêt un caractère oppressant que renforce encore la présence presque incongrue des vaches. Tandis que la vitesse augmente, certains sont laissés pour compte, distancés, perdants. Le peintre aurait pu disposer les vaches en un fond idyllique comme il savait si bien le faire, un tableau représentant le bonheur paisible dans les vertes prairies, une existence intemporelle et indifférente à l’agitation. Or il apparaît clairement que tel n’est pas son choix. Les animaux sont effarouchés. Réunis en troupeau, ils restent sur la route ou sur ses bords, dans un nuage de poussière, frappés par un inquiétant « mouvement ».
Et pourtant, cette peinture ne devient-elle pas anachronique, une manifestation anticipée de la nostalgie lorsqu’on sait qu’au même moment, tout près de la scène du tableau, le tunnel ferroviaire qui devait rendre en quelques années cette poste du Gothard superflue était déjà en construction à Airolo, au bout de la Tremola ? La poste régulière passe pour la dernière fois par le col le 31 mai 1882, le lendemain la ligne ferroviaire du Gothard est inaugurée. Cela fait apparaître le cocher et le carrosse sous le jour transfiguré de l’adieu. Oui, mais c’est précisément là qu’intervient la genèse du tableau ; de manière inattendue, l’œuvre est intimement liée à la construction du chemin de fer et au tunnel du Gothard.
Le «cas à part» de la Suisse, le Sonderfall
On pourrait objecter qu’aucune personne sensée, dans la Suisse actuelle, ne caresse encore l’idée qu’il y ait jamais eu dans les Alpes une société où le désir humain d’un vivre ensemble parfait fût assouvi. C’est incontestable. Mais l’imaginaire collectif est une réalité complexe et dotée de sa propre logique. Comme nous l’avons vu, la vision politique imaginaire de la Suisse originelle subsiste en chacune de ses parties, et ce bien qu’elle ne soit depuis longtemps plus évoquée ni appliquée en tant qu’entité. La force symbolique des parties demeure. Quand bien même l’image d’Épinal est devenue un arsenal de clichés suite à sa commercialisation et qu’elle a perdu de sa valeur à cause d’innombrables parodies, elle a toujours la capacité de se régénérer par la force des détails. Ceux-ci portent la marque de l’origine et renvoient ainsi à un modèle valable qui ne peut être désigné, mais qui est vécu.
C’est sans doute aussi de là que provient la théorie controversée de la Suisse comme Sonderfall ou cas à part. En soi, chaque pays a sa particularité. En Europe, les différences de comportement sur les plans social et politique sont considérables d’un pays voisin à l’autre. L’UE ni l’euro n’ont rien changé à cela. Il existe quelque chose de l’ordre d’un style national qui marque la vie sociopolitique des pays. C’est ainsi que les nations se distinguent pour l’observateur extérieur. Mais que la Suisse persiste à penser qu’elle est un Sonderfall d’une tout autre nature que les autres Sonderfälle ne tient pas à son quadrilinguisme ni aux procédures de la démocratie directe, mais plutôt à la croyance d’une origine unique en son genre. L’argument principal étant, comme dans la vision alpestre de Haller, le confinement dans les montagnes et la capacité de subsister au moyen de ses propres ressources. C’est bien ce que Haller veut dire quand il appelle le fromage « pain des Alpes », sous-entendant ainsi qu’ici, on se passe de céréales telles qu’il en pousse dans les plats pays. C’est absurde, car l’exportation de produits laitiers, qui se développa rapidement dans les vallées alpines, servait en premier lieu à l’importation des céréales de première nécessité et des produits manufacturés. Mais une société est plus fortement régie par son imaginaire collectif que par les faits historiques. L’imaginaire ne se soucie pas de l’état de l’évolution historique. Si les faits le contredisent, l’issue n’en est que pire pour les faits eux-mêmes. Ni les résultats de la science ni les arguments de la raison ne pèsent face à l’imaginaire collectif. Il exerce un pouvoir aussi puissant sur les êtres que les hormones. La Suisse n’est pas un Sonderfall, mais elle a simplement un imaginaire particulier.
sLa Suisse a toujours été le pays des cols, du trafic international, de l’échange de marchandises et de l’exportation de jeunes hommes, de cantinières aussi, sur les champs de bataille européens. Contrairement à la vision imaginaire, l’entretien des voies de communication, l’exploitation des transports par les cols et les lacs de la périphérie alpine, le départ de la jeunesse sans travail, son échec ou son retour au pays (avec de l’argent ou des membres en moins) ont de tout temps été le moteur principal de la Suisse. La vision imaginaire se distinguait de cette agitation frénétique à travers le principe d’un calme intemporel. Ce devait être, comme la théorie du Sonderfall, une construction à l’effet persistant.
Les limites du langage politique
Agir face à un monde toujours plus complexe avec un langage politique limité revient, dans cette confrontation, à se servir d’un burin et d’un marteau en cas de panne informatique. Dans une société mise en péril par ce monde, cela a pourtant bien des avantages. Alors que la gauche opère avec une notion de justice qu’elle n’explique pas mais qu’elle présente comme une évidence, la droite utilise une idée du peuple qui n’a même jamais été discutée d’un point de vue sociologique et politique. Le peuple, dit-on, a toujours raison dans une démocratie. La majorité des électeurs fait certes le droit dans une démocratie, mais elle peut aussi avoir tort dans certains cas, voire commettre des injustices. Seul un langage politique simpliste est capable de dissimuler ces faits dans les débats publics. Que la volonté de la majorité soit appliquée bien qu’elle puisse être erronée sur le plan politique et humain, tel est le paradoxe de la démocratie. Ses pionniers et analystes les plus fervents l’ont toujours vu et exprimé avec crainte. Le jeune Alexis de Tocqueville se pencha brillamment sur la question dans son fameux ouvrage De la Démocratie en Amérique en 1835. Il lança l’expression « tyrannie de la majorité » qui, à elle seule, résume déjà toute la complexité du paradoxe. Et il formule le problème avec une concision toute romaine :
Je regarde comme impie et détestable cette maxime, qu’en matière de gouvernement la majorité d’un peuple a le droit de tout faire, et pourtant je place dans les volontés de la majorité l’origine de tous les pouvoirs. Suis-je en contradiction avec moi-même ?
À la volonté de la majorité, il oppose ensuite l’autorité de l’humanité tout entière et de ses convictions morales universelles. La volonté de la majorité peut concorder aussi bien qu’elle peut passer outre. La notion de justice de l’humanité tout entière est le produit de la raison et l’homme, l’humanité se définit à partir de la raison. Ainsi, l’auteur va plus loin :
Quand donc je refuse d’obéir à une loi injuste, je ne dénie point à la majorité le droit de commander ; j’en appelle seulement de la souveraineté du peuple à la souveraineté du genre humain.
Il y a des gens qui n’ont pas craint de dire qu’un peuple, dans les objets qui n’intéressaient que lui-même, ne pouvait sortir entièrement des limites de la justice et de la raison, et qu’ainsi on ne devait pas craindre de donner tout pouvoir à la majorité qui le représente. Mais c’est là un langage d’esclave.
Une conclusion effrayante — qui insinue tout bonnement que la démocratie a en elle le potentiel de se transformer en une dictature qui épouse harmonieusement le système. Et, comme l’historien Herbert Lüthi l’a souligné à plusieurs reprises, on peut bel et bien montrer que toutes les dictatures totalitaires se sont réclamées du peuple et de sa volonté depuis la domination sanglante des Jacobins à Paris. Elles le font aujourd’hui encore avec fracas. Tocqueville, théoricien de la démocratie à une époque où celle-ci se concrétisait pour la première fois de manière systématique dans de nombreux cantons suisses, dans les années 1830, parvient finalement à une conclusion qui implique tous les régimes :
La toute-puissance me semble en soi une chose mauvaise et dangereuse. Son exercice me paraît au-dessus des forces de l’homme, quel qu’il soit. […] Lors donc que je vois accorder le droit et la faculté de tout faire à une puissance quelconque, qu’on appelle peuple ou roi, démocratie ou aristocratie, qu’on l’exerce dans une monarchie ou dans une république, je dis : là est le germe de la tyrannie, et je cherche à aller vivre sous d’autres lois.
À y regarder de plus près, ce n’est pas si éloigné du triple fondement de la Suisse selon Haller, qu’incarnent la nature, la raison et la liberté. Car si la liberté se mesure à la raison, elle le fait à l’aune de l’humanité tout entière.
L’apocalypse annoncée
En Valais, Maurice Chappaz écrivit en 1976 son pamphlet virulent Les Maquereaux des cimes blanches. Il y fustigea le bradage des Alpes et du monde paysan du Valais ; les cimes blanches sont prostituées par les maquereaux, proxénètes de l’industrie du tourisme. Il n’y a pas de réconciliation chez Chappaz. Son chant courroucé, qui use des moyens les plus audacieux de la poésie moderne, se termine par des images apocalyptiques où la civilisation actuelle n’existe plus que sous la forme de ruines disparues. Des archéologues y cherchent des témoignages de notre époque et trouvent de loin en loin une pièce de monnaie à l’effigie de l’un de ces maquereaux au visage gras. Dans l’effroi de ce qui arrive à la nature en Suisse, Chappaz et Dürrenmatt sont tous les deux poussés à développer des visions apocalyptiques où les horribles agissements ont été perpétrés il y a longtemps ; le progrès s’est par lui-même anéanti et la Terre peu à peu rétablie des mauvais traitements infligés par les hommes du XXe siècle. Des prophètes désemparés.