Poche
Parution Sep 2010
ISBN 978-2-88182-682-5
362 pages
Format: 105 x 165 mm
Disponible

Claude Delarue

La Mosaïque

Zoé Poche
Parution Sep 2010
ISBN 978-2-88182-682-5
362 pages
Format: 105 x 165 mm

Résumé

« En voyant Bald pour la première fois, j’ai tout de suite pensé qu’une paix ample et tranquille logeait en cet homme, mais une paix capable d’élans irrépressibles, comme la houle après la tempête, quand le ciel est pur, la mer encore soulevée par les vents. Cette paix, docteur Bembo, je l’ai voulue. Je l’ai voulue à tout prix chez moi, à la villa Strizzi, et d’une façon plus intérieure, en moi.»

Auteur

Claude Delarue

Pensionnaire à Lausanne et à Fribourg où il lit en cachette Proust, Céline ou Bataille, illustrateur musical pour la télévision suisse romande, employé de banque à Hambourg, professeur de français à Berlin, libraire à Londres, délégué pour le CICR au Proche-Orient, Parisien depuis plus de 35 ans, Claude Delarue est hanté par la questions des origines. Romancier, dramaturge et essayiste, il est né en 1944 à Genève et est l’auteur d’une trentaine de livres. Il est décédé le 20 octobre 2011.

Extrait

 

1968

… D’un geste rageur, elle ouvrit les rideaux : pour la première fois depuis deux ans, le jour pénétra à flots dans la chambre. Un choc sourd fit vibrer le haut-parleur, suivi d’un souffle humain, une respiration familière, ample, presque animale. La jeune femme revint près de la table pour débrancher le magnétophone, mais elle se ravisa. Elle regarda pendant de longues secondes tourner la bobine et, à chaque révolution, sa curiosité l’emportait davantage sur sa volonté. Elle ne voulait plus rien entendre à présent et, toutefois, il lui était désormais impossible de ne pas écouter. La voix de l’homme s’éleva à nouveau, plus chaude, légèrement vibrante :

« Mort du poète antiochien Publius Optatianus Porphyrius telle que je l’ai reconstituée à partir des témoignages de l’époque, d’une missive de l’architecte Milanion adressée à l’empereur Honorius et d’une plaquette écrite en l’an 402 par Marcus Scudilo. »

ccclxxxvii. « … Dans les derniers instants de sa vie, Publius aveuglé supporta le flamboiement du glaive qui allait l’abattre. Il éleva tranquillement les yeux, vit que le soleil tout entier logeait dans la lame. Celui qui brandissait l’arme conta plus tard que le visage du païen s’était alors illuminé d’un sourire et qu’il avait hésité à le frapper car il ne trouvait plus aucune haine en lui. A cette hésitation s’ajouta un écart du cheval, prolongeant à l’infini la fraction de temps où le poète Publius, les yeux toujours fixés sur le glaive, considéra que le soleil même mettait fin à ses jours. Dans une vision récurrente et lointaine comme un souvenir altéré, l’azur dilaté du ciel et les nuages qui s’effilochaient dans leur course silencieuse lui apparurent sans limites, comme s’il était juché non sur son cheval mais au sommet d’une très haute montagne ; puis, derrière les naseaux fumants de la bête, derrière le visage neutre de l’agresseur, il vit avancer, sur le chemin de berge, une vieille femme suivie d’un enfant ruisselant de lumière. Déséquilibrée par le courant, sa monture qui baignait jusqu’au poitrail dans les eaux boueuses de la crue s’enfonça davantage, avec cependant tant de mollesse que ce balancement sous le glaive incendié l’éleva très haut au-dessus du fleuve. Il prononça ensuite des paroles que le meurtrier répéta le soir à ses amis — “Ces couleurs, ces merveilleuses couleurs…” — et il entendit une voix venant de la rive, une voix qui sonna clair contre les collines, comme si la campagne se réduisait soudain aux dimensions d’un amphithéâtre : “Les sacs ! N’oublie pas les sacs !” Liés par une corde au troussequin de la selle, deux sacs pleins de rouleaux de cuir enduit de graisse — tous les écrits que Publius Optatianus Porphyrius y avait serrés avant de fuir — ballottaient contre les flancs du cheval. La lame du glaive traça un demi-cercle dans l’espace, Publius se retourna et il sut aussitôt qu’en détachant sa vue de l’arme il venait de commettre une ultime erreur. La peur, qui l’avait épargné jusqu’alors, le glaça. Il craignit tout d’abord pour ses sacs, comme si leur destruction dépassait en importance la sienne propre, puis il craignit les ténèbres qui allaient envelopper les beautés du monde après que ses yeux se furent refermés sur elles ; il s’inquiéta encore de l’avenir des hommes sur cette terre et du sort de la concubine qu’il avait abandonnée dans la maison livrée à l’ennemi. « Sous la terre, je ne serai plus rien, mais ce fantôme aura un nom : Esclave de Cynthie ; car une grande passion passe le fleuve qui borde la mort… » Quelque part dans l’œuvre du poète, ces mots parmi la multitude évoquaient la pure idée d’une femme qu’il avait lui-même mise en terre sur les hauteurs d’Antioche, femme de sa vie rendue à la lumière des dieux. L’éclat du glaive passa très près de lui mais, à l’instant crucial, le cheval du tueur à nouveau drossé par le courant du fleuve fit un écart, la lame se retrouva pointée inutilement vers le ciel dans le calme automnal. Tout parut quiet à Publius qui vit au loin une maisonnette rose et un onagre attaché à un if. Ses paupières s’abaissèrent un instant, des larmes lui vinrent aux yeux (l’assassin confia plus tard avec mépris qu’au moment de mourir le païen avait laissé échapper un sanglot) : jamais plus il ne verrait de maisonnette rose ni d’onagre attaché à un if, et cela lui sembla plus triste que l’extinction de générations entières. Un des chevaux hennit. Au milieu de ce fleuve brun qui charriait infatigablement ses boues du passé vers l’avenir, deux êtres seuls au monde survivaient à l’espèce humaine anéantie : l’un s’apprêtait à tuer l’autre. La monture affolée de Publius s’avança davantage, perdit pied, il s’en fallut de peu que le courant ne ravisse le poète à son ennemi. Le glaive fut plus prompt que l’eau. De la racine du nez à l’occiput, il fendit en deux le crâne du poète dont le corps bascula enfin dans l’Arno sans que l’onagre, là-bas, n’eût troublé d’un tressaillement sa méditation animale ni la paix campagnarde.

» Marcus, fils du gouverneur Scudilo à qui l’on avait, par soumission, laissé la victime, lava son arme dans l’eau, puis l’éleva au-dessus de lui en signe de victoire. Un peu de honte troublait sa face car il venait d’abattre un homme âgé, sans défense, qu’il ne connaissait guère et pour lequel il n’éprouvait aucune haine. Mais il avait obéi à son père. Baignant à présent jusqu’à mi-cuisses dans l’eau rougie du sang de sa victime dont le fleuve semblait impuissant à emporter la dépouille, il regarda les sacs se détacher du troussequin, partir à la dérive, puis couler à pic. Retourné sur le dos par un remous, comme mû par son propre rythme, le cadavre de Publius flottait dans le sillage de son cheval, se rapprochait de lui dès que le jeune Marcus tentait d’arracher sa monture aux flots. Le mort poursuivait le vivant. Tandis qu’il luttait avec son cheval contre un tourbillon limoneux auquel la bête envasée ne parvenait à se soustraire, le fils du gouverneur lâcha, pour éloigner le corps du poète, un chapelet d’injures que l’on entendit de la berge. Le corps dériva doucement vers le milieu du fleuve, tournant sur lui-même, puis il fut happé et disparut entre deux roches.

» Prenant pied sur la grève, Marcus Scudilo annonça simplement : “Le païen est mort.” Il dit ces mots à voix si basse que ses compagnons — de très jeunes gens, fils de nantis, dotés d’esclaves personnels et vivant dans l’oisiveté sur des terres où leurs pères avaient de petits droits locaux — l’entendirent à peine. Ils observèrent gravement le fils du gouverneur, tous juchés sur leur monture ; la chasse finie, leurs regards trouvaient une mélancolique innocence. “Qui était cet homme ?” demanda l’un d’eux. Le tueur ne répondit pas. Il avait mis pied à terre afin qu’on ne vît point qu’il tremblait. Il faisait froid, la buée sortait à pleins jets des naseaux des bêtes. Marcus Scudilo avait dix-sept ans. Au nom du Dieu des chrétiens, son père lui avait ordonné d’aller abattre un homme de cinquante-deux ans ; ses camarades l’observaient gravement, car aucun d’eux n’avait encore tué d’être humain et la métamorphose que venait de subir leur ami les troublait. Aujourd’hui, le visage imaginaire du jeune tueur disparaît dans la nuit des temps ; avec des millions d’autres visages spectraux reclus dans la poche noire du passé, l’assassin appelé Marcus Scudilo — dont seul un pilastre gravé et une liste d’enrôlement volontaire dans les troupes d’Honorius attestent l’existence nominale — rejoint l’armée d’ombre des massacreurs massacrés : le fils du gouverneur fut vraisemblablement tué dans la guerre perpétuelle qu’un empereur lâchement retranché derrière l’impénétrable fortification des paluds de Ravenne décida de mener contre le Barbare Alaric. Seul demeure le crime, ce geste transmis de génération en génération comme un mouvement perpétuel qui élève le bras puis l’abat dans un scintillement d’acier. “Qui était vraiment cet homme ?” A cette question, Marcus Scudilo s’abstint probablement de répondre parce qu’il n’en savait pas davantage alors sur Publius Optatianus Porphyrius que l’historien n’en sait de nos jours sur son meurtrier : un nom, de vagues indices d’état civil, un embryon de biographie.

» Quelques jours auparavant, son père le gouverneur lui avait appris que cet homme qui, depuis dix-sept ans, ne sortait de sa demeure que pour chasser offensait par ses mœurs la morale chrétienne. “Il vit en polygamie, il se livre quotidiennement au stupre derrière ses murs. Bien qu’elles ne se montrent jamais, nous savons qu’il possède cinq femmes pour lui seul dont il use et abuse en des orgies dont nos espions nous ont conté les péripéties. Ces femmes lui servent aussi d’esclaves car il n’a que trois eunuques pour le servir.” Marcus Scudilo avait demandé à son père ce que l’on savait de plus à son sujet. Ainsi apprit-il que le poète Publius venait de l’empire d’Orient d’où il avait été exilé après la mort de Julien l’Apostat. Mais Marcus ne savait rien de l’Apostat ni de l’empire d’Orient, à peine davantage des femmes, et il se débattait dans un lacis de questions informulables. “Qui était vraiment cet homme ?” Exilé avec maints autres quand s’abattirent sur le faible et magnanime Jovien, successeur de l’empereur Julien, les objurgations menaçantes de saints hommes tel Grégoire de Naziance, Publius Optatianus avait embarqué à Antioche pour Rome où il aurait séjourné quelque temps en parcourant la Campanie. Jovien mort prématurément, le décret d’exil devint caduc, mais Publius décida de rester en Italie où, de Milan, régnait à présent sur tout l’empire d’Occident le probe Valentinien.

» Marcus Scudilo n’écoutait son père qu’à demi, il regardait distraitement le miroir limpide du bassin où circulaient les nuages. Pour se réchauffer, père et fils marchaient de long en large sous la galerie de l’atrium. Avant son retour à Rome, le précédent gouverneur avait parlé à Scudilo de la richesse de Publius — richesse venue d’une rente allouée par Julien et sauvée in extremis de la confiscation. Grâce à sa fortune, le païen avait pu s’installer en Étrurie où il avait acquis des terres et construit sa villa sur les ruines d’une ancienne demeure. Les espions du gouverneur rapportèrent que, le poète ayant édifié à proximité un temple destiné au culte d’Astarté, réplique miniature de celui de Gargara dont il avait été hiérarque au temps de Julien, les femmes dont il s’entourait en étaient les prostituées sacrées. Mais le fils du gouverneur ne savait rien d’Astarté, il ne savait rien d’Aphrodite ; il ne connaissait de Vénus, si pieusement adorée par ses aïeux, que les temples transformés en basiliques ; il ne savait rien de la mort ni de la volupté. Les sombres nuées d’automne passaient et repassaient sur l’eau de l’impluvium, leur incessant mouvement emportait la villa comme les rêveries du jeune Marcus Scudilo. Il entendit à nouveau la voix de son père, il vit le poing paternel frapper la paume ouverte. “Je te confie cette mission. Prends quelques amis sûrs, rendez-vous à la villa du païen et tuez-le. Tue-le de ta main !”

» On pénètre dans la maison de ceux qu’on tue, car il faut aussi tuer la maison où tant d’eux vit encore. Le soir du meurtre de Publius, le gouverneur Scudilo envoya ses hommes dans la demeure du poète afin que tout y fût saccagé. “Que cet endroit de la colline soit comme à l’aube des âges”, leur commanda-t-il. Puis il se rendit sur place alors qu’il faisait déjà nuit. Les vents du crépuscule avaient lavé le ciel, le gouverneur se hissa sur son cheval, il alla trottant sur la cendre blanche du chemin vers ce halo qui rougeoyait l’ombre des pins. Le froid était vif, le sentiment de justice accomplie permettait à l’homme d’oublier un instant les mortels dangers dont les Barbares, tapis dans les taillis de l’Histoire, menaçaient l’Empire. Chevauchant sous la Voie lactée — sous ce ciel sans appartenance qui sera là encore quand ses os et ceux de tous les êtres à venir auront été réduits en poudre —, le gouverneur Scudilo, déjà spectrale statue équestre, portait vers un dérisoire champ de bataille la martiale roideur du général d’Empire qu’il avait été sous Constance. Lorsqu’il parvint à quelques centaines de mètres de la villa, une rumeur âpre s’en élevait, si puissante que les murs eux-mêmes semblaient gronder. La porte était abattue. Quand le gouverneur pénétra dans la villa, il trouva ses hommes chargeant le mobilier pour l’entasser aux quatre coins de l’aire avant de l’incendier, ainsi qu’il en avait donné la consigne. Les tentures jetées par-dessus les brasiers bougeaient comme de gigantesques formes vivantes démantelées par les flammes, et le sol scintillait de mille feux. Fasciné par ce miroitement mouvant, pareil à celui de la mer en plein soleil, le gouverneur Scudilo resta longtemps sur le seuil du péristyle. Puis, avisant un personnage lié à une colonne, si proche du feu qu’il serait bientôt brûlé vif, il ordonna qu’on le lui amenât. Il s’agissait d’un artiste syracusain dont la réputation s’étendait jusqu’en Campanie. Il avait travaillé dans sa jeunesse comme maître d’œuvre pour la décoration intérieure du pavillon de chasse du gouverneur Casale en Sicile, déclara-t-il fièrement à Scudilo, bien qu’il fût à peine capable de se tenir debout tant la chaleur et la fumée l’avaient éprouvé. Il montrait un visage affreusement boursouflé. Indiquant à ses pieds la mosaïque, qui tel un pan de firmament étendu sur la terre allumait ses feux dorés à la surface du péristyle, le gouverneur demanda à l’homme s’il s’agissait de son œuvre. Il acquiesça. Lui et ses compagnons travaillaient depuis deux ans au pavement du péristyle, mais l’idée et le thème de la mosaïque étaient sortis de l’imagination de Publius. Quand on lui demanda pourquoi lui et ses compagnons n’étaient jamais apparus à la bourgade, il répéta ce que le maître de céans lui avait dit d’un ton de commandement, le jour de leur arrivée : “Vous jouirez de toutes les commodités ; quand vous voudrez des femmes, vous en aurez, il n’y a rien au-dehors, tout est ici, à l’intérieur.”

» La face du gouverneur Scudilo s’assombrit. Il laissa l’homme, fit lentement et en s’arrêtant souvent le tour du péristyle. Ainsi découvrit-il que cette douce scintillation au cœur de la mosaïque irradiait d’un soleil conçu d’une multitude de cubes d’or. Autour de lui, dans un ciel à la fois diurne et nocturne, les planètes dévidaient leurs abstraites spirales. A la périphérie, bordant la colonnade, immédiatement accessibles à la vue du visiteur, des scènes de chasse, de banquet et d’amour représentaient, en une frise incomplète, les plaisirs terrestres. Mais l’œuvre demeurait dans son ensemble inachevée. “Elle n’est pas finie, hélas !” répéta plusieurs fois l’artiste en restant immobile entre deux colonnes, les yeux fixés sur son travail, indifférent à l’effervescence vociférante qui bouleversait à présent toute la villa. Le centre désert du péristyle où s’épanouissait la figure solaire désignait à la fois le cœur de la dévastation et creusait un vortex où s’anéantissaient rumeurs et mouvements. Quand le gouverneur fut revenu près de lui, l’homme éleva un regard radieux puis, tendant le bras, il prononça ces paroles fatales qu’un témoin rapporta ensuite : “Vous voyez : personne ne marche sur la mosaïque ! Pas un pied ne s’y pose !” De fait, l’œuvre semblait protégée par un invisible obstacle que nulle violence ne franchissait. Scudilo sourit méchamment, appela l’un de ses sbires et, désignant l’artiste, il commanda : “Remettez celui-là où vous l’aviez attaché.” L’homme poussa un hurlement. Les flammes léchaient sur toute sa hauteur la colonne où il était lié peu avant. Puis le gouverneur demanda qu’on lui amenât les prisonnières : deux esclaves et une affranchie du nom de Lycinna, la dernière concubine de Publius. Il voulut que les premières fussent décapitées devant lui, ici même, là où selon l’expression de l’artiste, “pas un pied ne s’était posé”. Sous le froid rectangle du ciel, les deux têtes de femme tombèrent. Puis, livrant l’affranchie à l’ardeur de ses hommes, il exigea d’eux qu’ils en abusassent tous et qu’on l’écartelât entre quatre chevaux hors de la villa avant de jeter ses restes dans l’Arno. Mais cela ne suffisait pas. Il ordonna encore que l’on ensevelît entièrement le centre du péristyle, que l’on déversât sur le soleil et sur les corps décapités une couche de terre qui s’élevât jusqu’à la plinthe des colonnes. Comme certains relevaient l’absurdité d’un tel travail puisque les murs abattus et les toitures calcinées tiendraient bientôt lieu de linceul à la mosaïque, il répéta son ordre avec tant de véhémence que, pendant des années, l’instant de folie du gouverneur Gaïus Quintus Scudilo resta dans les mémoires et fut cité dans les annales du municipe. Il se calma lorsque les premiers couffins de terre arrivèrent. Il fallut aux hommes la nuit entière pour accomplir ce travail. Mais au matin, alors que Scudilo appréciant la sépulture déclarait pour lui-même à voix haute et satisfaite “Maintenant, l’œuvre est achevée”, le soleil se leva sur l’Étrurie, reconstituant dans l’azur ce que le gouverneur venait d’abolir sur la terre.

» Rien n’est jamais ôté aux richesses de la planète. La figure ici détruite se reconstruit là-bas, ce qui meurt en un lieu revit en un autre, la sphère où nous vivons ne perd jamais de poids. Publius avait lui-même dessiné les plans de sa villa et il en occupa tout l’espace ; tout l’espace jusqu’au dernier angle reçut visite de son être, jusqu’à la moelle du tuf dans le sein des colonnes, jusqu’à chaque goutte de l’impluvium et aux particules sèches de l’ombre qui baigne les chambres des esclaves. Milanion, l’architecte chargé de diriger les travaux, ami et confident du poète, répétait à qui voulait l’entendre que Publius souffrait d’une imagination inaltérable et insatisfaite, qu’un goût immodéré pour la précision le rongeait. Pendant dix-sept ans, les travaux se poursuivirent par intermittence. Cependant, soit que Publius ne pût se résigner à conclure, soit qu’il fût obsédé par la perfection, sa villa ne trouva jamais de forme définitive. Après la mise à sac par les hommes du gouverneur Scudilo, elle tint lieu de carrière où chacun vint se pourvoir en matériaux, de sorte que l’âme de ses pierres alla peser en d’autres murs. Ces événements nous sont connus grâce aux chroniques et aux archives. Ils se déroulèrent en l’an 387 de notre ère, dans une région de collines que cent millions d’années plus tôt l’Apennin forma en s’affaissant et qui porte aujourd’hui le nom de Toscane. »

 

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