6 août [1914]
(…) Après le dîner, nous sommes allés Delmas, Joussenot et moi voir partir le 102e (mon régiment : active) qui, dit-on, se rend à Douai ou à Lille. Combien d’entre eux reviendront ? Beaucoup chantaient ; certains d’entre eux portaient des bouquets de fleurs au canon du fusil. À la caserne, un jeune homme du nom de Morel (Charles) m’a dit que cinquante de ses copains avaient acheté des revolvers pour s’achever les uns et les autres s’ils étaient blessés plutôt que de tomber entre les mains de l’ennemi.
Il y a chez tous ces jeunes gens de vingt à vingt-cinq ans quelque chose de grand et de dramatique.
Il y a quinze jours l’on ne se doutait de rien et aujourd’hui c’est la guerre européenne. Chacun jouera sa vie et la vendra cher ; on sent chez tous une résolution arrêtée, même chez les socialistes les plus ardents. Mais aujourd’hui toutes ces questions de politique intérieure comptent bien peu.
Il faut voir (et c’est ce que je vois toute la journée en stationnant devant la caserne) l’arrivage ininterrompu de civils qui viennent rejoindre, se faire habiller, et partiront vers l’Est. Chacun tient à la main son petit paquet, on reconnaît les corps de métiers, les paysans, les ronds-de-cuir… Quelquefois, quand ils sont du pays, une femme les accompagne jusqu’à la porte, les embrasse et s’en retourne, la plupart sans verser une larme. Dans ce calme, dans le fonctionnement mathématique de cette machine de guerre, dans cet arrachement au sol, aux habitudes, à la famille, il y a quelque chose qui me répugne indiciblement !
10 août [1914]
Rien de saillant. J’ai repris le service du commandant qui, entre deux courses, m’a invité à boire un bock avec lui. Il fait une chaleur torride. Je suis stupéfié tous les jours en voyant la familiarité charmante, les excellents rapports de la troupe avec les gradés. Que nous sommes loin de la morgue allemande ! Et malgré cette absence des distances la discipline est observée tout aussi rigoureusement. Toute cette foule d’hommes forme un peuple, une nation où toutes les parties sont liées. C’est une grande famille. Depuis huit jours il n’y a plus de distances sociales. Nous sommes tous sur le même plan.
Un nouveau, du nom de Rebour m’a été adjoint comme mécanicien, c’est un garçon qui a, à Paris, une petite usine de pièces détachées.
Nous n’avons eu aucune nouvelle de la guerre. Les Allemands se sont conduits dans les petites villes rhénanes comme des sauvages vis-à-vis des étrangers. Je ne l’aurais pas cru possible. Trois ou quatre jeunes gens français, inoffensifs étudiants qui regagnaient leur pays ont été sans autre forme de procès (à Säckingen) mis au pied du mur et fusillés ; leurs cadavres ont été traînés dans la rue. On se dirait dans les Balkans !
Dans le bureau du commandant : vu un vieux major de territoriale qui allait à la gare accompagner son troisième fils (étudiant en médecine) en partance pour la frontière. (Les deux autres fils y sont déjà.) (J’ai pensé à Hélène et Françoise !).
Lille, mardi 14 janvier 1919
Jusqu’à Gheluwe, rien d’anormal dans ce paysage de zone de guerre. Des villages troués, déchiquetés, dentelés par le canon. Mais cela est presque normal, attendu. Après Gheluwe seulement, commence le spectacle fantastique d’un des plus énormes drames de cette guerre : le champ de bataille d’Ypres. Cela dure pendant 50 kilomètres, et c’est écrasant, cela dépasse toutes les prévisions, toutes les imaginations. Un seul autre champ de bataille peut rivaliser avec celui-ci : Verdun.
On entre tout de suite dans ce qui s’appelle le paysage « lunaire ». Une plaine sans fin, à l’est et à l’ouest, où les trous d’obus se touchent, pleins d’eau et de débris… Le ciel gris s’y reflète. Rien de vivant à perte de vue. Un prodigieux charnier où sont venues fondre, disparaître, s’enterrer, d’immenses foules humaines qui traînent avec elles tous les produits les plus ingénieux de la civilisation. De ce prodigieux effort humain il ne reste absolument rien : ces trous d’obus remplis d’eau, des ferrailles, des choses innommables, des squelettes de tanks, soulevés, éventrés, abandonnés comme des carcasses de chevaux morts, et des forêts d’arbres tués, qui restent debout, secs, fendus, tordus, tendant leurs moignons de branches. Distribuées au hasard, par groupes ou isolées, des tombes de soldats, visibles seulement si l’on y regarde de près, et reconnaissables aux petites croix de bois. Des fusils jetés, cassés, des restes de canons, des morceaux de blockhaus, du ciment, du sable, des vestiges de tranchées. Mais tout cela égalisé par la seule force qui domine tout et qu’on sent partout : l’obus.
Aussi loin que l’œil peut voir, la plaine couleur de terre remuée, des taches vertes, et ces arbres suppliciés. La route coupe en deux ce paysage effrayant. Elle était naguère bordée d’arbres, aujourd’hui des cadavres secs, momifiés.
Les Anglais ont perdu beaucoup de tanks dans cette région. On en voit partout. Au loin, il y en a de dressés sur les arrières, comme s’ils allaient bondir. D’autres, à demi versés dans des mares, par paquets de six ou sept, avec des flancs béants. Et toujours, à mesure que nous avançons, des croix de bois disséminées dans le chaos.
Plus loin, nous rencontrons des équipes de prisonniers boches, des centaines d’hommes confiés à quelques soldats anglais, qui sont chargés du nettoyage du champ de bataille. Boueux, hirsutes, laids, ces fantômes de l’ancienne armée allemande sont maintenant les seuls êtres vivants de ces régions. Ils ont refait la route en partie détruite, sur laquelle notre procession d’autos s’avance lentement. Ils construisent des ponts de bois sur les mares trop profondes. Par-ci par-là des civils belges, venus on ne sait d’où et qui cherchent on ne sait quoi. On nous dit que ce sont les anciens habitants du pays.
Cela s’étend ainsi pendant des kilomètres jusqu’à ce que l’on se trouve tout à coup devant d’anciennes douves, des pans de murs écroulés, des amas de pierres et de briques, au milieu desquels se dresse une grande ruine encore élégante avec un portique et des fenêtres à rinceaux ; seul vestige d’une ville célèbre depuis le XIIIe siècle : Ypres. En dehors de murs écroulés, et d’amas de pierres au travers desquels on a dessiné une route pour la circulation, il ne reste d’Ypres que les tronçons de la Halle des Drapiers. Je me souviens d’avoir vu brûler une partie de la ville au commencement de 1915, quand j’étais au Bizet, à 10 kilomètres d’ici. Alors il restait encore un squelette de ville. Aujourd’hui cela même a disparu. Un désert de pierres au milieu d’un autre désert. Il existe un écriteau, au carrefour des routes, et cet écriteau indique seul que nous sommes dans l’ancienne capitale de la Flandre-Occidentale. À droite, route de Furnes, à gauche, route de Messines ; devant nous, route du mont Kemmel.
J’ai erré dans ces décombres. J’ai ramassé un débris de chapiteau ou de gargouille que j’emporte comme une relique. Quelques fenêtres ogivales se dressent encore au-dessus des pierres écroulées, des morceaux de statues, des mains de pierre, des bras.