Aphrodite à Genève
8 octobre 2007, les ouvriers du Musée d’art et d’histoire de Genève s’affairent dans les salles désertées. Ils défont les vitrines, couchent délicatement l’Aphrodite en marbre blanc dans une caisse, disposent le trésor de Blakhiyah, 32 kilos de pièces de monnaie soudées entre elles, dans une autre. Ils emballent les amphores romaines, les jarres vieilles de trois mille ans, les vases en albâtre égyptiens, les fioles à parfums ou encore les deux pierres tombales ottomanes décorées de tulipes, d’œillets et d’églantines. Les 530 objets, datant de l’âge du Bronze, du Fer, des périodes pharaoniques, phéniciennes, assyriennes, perses, grecques, romaines, byzantines et islamiques, retrouvés dans le sol de la Palestine, puis exposés à Genève, retournent dans des caisses en bois. C’est la fin de l’exposition Gaza, à la croisée des civilisations, inaugurée par le président palestinien, Mahmoud Abbas, la présidente de la Confédération suisse, Micheline Calmy-Rey, et le ministre de la culture de la Ville de Genève, Patrice Mugny, le 26 avril.
En cinq mois, 22 000 visiteurs ont découvert la richesse du passé de l’une des plus anciennes villes du monde, située sur la principale route terrestre entre l’Asie, l’Afrique et l’Europe. Ville frontière occupée par les uns, administrée par les autres, carrefour des armées et des commerçants, corridor stratégique qui contrôlait pendant si longtemps l’accès entre l’Égypte au sud et les terres de Palestine, de Syrie et de Turquie au nord.
Les visiteurs ont vu une Gaza ouverte sur le monde. Cité portuaire mille ans avant Jésus-Christ, destination des caravanes de dromadaires chargés d’encens, de poivre ou de myrrhe. Une cité prospère qui battait monnaie dès la fin du ve siècle avant l’ère chrétienne et envoyait ses amphores de vin jusqu’à Genève.
En traversant les salles du musée, ils ont découvert une Gaza qu’ils n’avaient pas imaginée. Ils ont oublié ce qu’ils croyaient savoir de ce territoire de 365 kilomètres carrés : les maisons éventrées par les bulldozers israéliens, les cortèges funèbres encadrés de banderoles vertes, jaunes ou noires et la misère des camps de réfugiés surpeuplés.
Des villes comme Athènes, Vienne ou Tokyo s’intéressent à cette exposition qui réunit pour la première fois des pièces du Service des antiquités de l’Autorité palestinienne (présentées à Paris en 2000 ) et la collection privée de Jawdat Khoudary, un entrepreneur local. Elles aussi veulent donner un autre visage à Gaza. Elles suivent avec attention les étapes de ce projet ambitieux. Car cette exposition n’est qu’un point de départ, l’embryon d’un projet plus vaste : le but est de bâtir un musée national à Gaza, d’ici 2016, sous le patronage de l’UNESCO, avec le soutien de la Ville de Genève. Un lieu a même déjà été retenu : l’ancien port de Blakhiyah, l’un des sites archéologiques les plus importants de cette langue de terre coincée entre le désert et la mer.
Mais un an plus tard, les caisses n’ont toujours pas quitté la Suisse. Elles sont stockées dans les entrepôts du Port-Franc, des hangars à la périphérie de Genève. Abandonnées là, sur quelques mètres carrés de ce territoire qui n’appartient à personne.
Une douane sur un quai de déchargement, une succession d’escaliers qui plongent dans le sous-sol, un dédale de couloirs et de portes métalliques blanches. Ça sent le bois, la colle formaldéhyde.
«Gaza, c’est là !» dit Gérard, de la société ENCL chargée du transport des objets, en poussant la porte numérotée JI-OO-01-13 B.
Il trace d’un geste une ligne imaginaire qui délimite les deux tiers d’une pièce borgne. Des caisses, des dizaines de caisses, celles bricolées avec du bois de là-bas, de mauvaise qualité, celles, plus claires, en provenance d’un dépôt de Paris. Devant cet amoncellement, une femme, assise, jambes écartées et bras levés vers le ciel. Un bronze qui n’a rien à voir avec l’exposition. Hasard de l’entreposage, la sculpture du xxe siècle veille sur les trésors antiques palestiniens. Comme s’il avait soudain le besoin d’y trouver une cohérence, Gérard la surnomme la «Gardienne de Gaza», dans un demi-sourire. Il y a un côté dérisoire dans cette pièce anonyme où tout se mélange. Concentré de passé en boîtes, en quête d’un avenir qui s’annonce difficile.
Athènes, Vienne et Tokyo ont fini par renoncer à exposer le patrimoine archéologique de Gaza. Les frais de retour sont à la charge des pays hôtes et personne ne veut prendre le risque de se retrouver avec ces collections sur les bras.
L’idée du musée national à Gaza, lancée dans le sillage de l’expo, est «gelée». On dit gelée pour éviter de dire oubliée. En un an, la situation n’a fait qu’empirer en Palestine. Gaza et la Cisjordanie sont deux entités distinctes depuis le coup de force du Hamas en juin 2007. Deux territoires qui ne communiquent plus, gouvernés par des partis rivaux. Gaza est plus isolée que jamais, assiégée depuis plus de quinze mois. Israël ne laisse entrer que le strict nécessaire, un minimum de nourriture pour éviter que les Gazaouis ne meurent de faim. L’activité économique est réduite à néant. Les intellectuels et les hommes d’affaires quittent les uns après les autres cette enclave rebaptisée Hamastan.
À Ramallah en Cisjordanie, on parle de Gaza comme on parlerait de l’Afghanistan. On imagine des barbus à chaque coin de rue. On parle sans vraiment savoir. Les Palestiniens de là-bas ne sont pas autorisés à franchir la frontière.
Jadis carrefour des civilisations, cité convoitée par des vagues successives d’armées, Gaza est aujourd’hui un cul-de-sac. Un trou noir sur la carte du monde, rattrapé par sa réalité et sa mauvaise réputation. Gaza la maudite. En hébreu, on dit «Va à Gaza» pour dire «Va au diable !». En arabe, on ajoute quelques mots mais cela signifie la même chose. On dit : «Va donc boire la mer à Gaza !»
Aucune ville au monde ne songe désormais à associer son nom à ces quatre lettres. Et l’avenir est bien trop incertain pour rapatrier les caisses. Genève se retrouve gardienne de la mémoire de cette bande de terre. Comme elle l’a été pour les œuvres du Prado pendant la guerre d’Espagne.
Israël, septembre 2008. La route vers le sud fourche à Yad Mordechai. Un embranchement pour Beersheva, l’autre pour Gaza. L’asphalte est soudain moins lisse sur cette route qui mène vers nulle part. Aucune voiture sur la ligne droite. Qui va aujourd’hui à Gaza ?
À quelques mètres de la pancarte bleue «Welcome to Erez Crossing Point», quelques taxis patientent sur le parking, des chauffeurs tuent le temps, allongés sous un abri en tôle. «Welcome to Erez Crossing Point». Une formule plus qu’une réalité.
Le point de contrôle israélien est planté dans un terrain vague d’où s’envolent des sacs en plastique. Terre brune à perte de vue d’un côté. Gaza enfermée derrière des murs gris de l’autre. Un ballon dirigeable blanc, équipé de censeurs et de caméras, s’envole doucement pour faire son boulot de mouchard. Devant la guérite qui commande l’accès au bâtiment, une vieille femme en fauteuil roulant et deux hommes patientent sous un soleil têtu. Ils attendent la permission de rentrer chez eux. La voix du haut-parleur lâche son verdict : Oui, non. Pas d’explication, pas de justification, rien.
De temps à autre, la voix intime l’ordre d’ouvrir les valises. Les quelques personnes autorisées à passer plus loin s’empressent alors de franchir un tourniquet en métal dans lequel se coincent les bagages. Ce n’est que le début des contrôles. D’autres suivent, dans l’édifice flambant neuf qui se donne des allures d’aéroport. Démesuré, tant il reste désespérément vide. Depuis l’inauguration en décembre 2007 de ce point de passage prévu pour accueillir des milliers de personnes par jour, les voyageurs ne circulent ici qu’au compte-gouttes.
À la technologie du nouveau terminal israélien succède rapidement la pagaille palestinienne. De ce côté-ci, plus de chariots, de portes télécommandées, de sas ou de scanners qui passent humains et objets au rayon X, mais une armée de porteurs, trop heureux de gagner quelques sous à dos d’hommes.
Les premières images de Gaza, ce sont les grillages, les bâches arrachées par le vent accrochées aux armatures métalliques des tentes, qui ne protègent plus de rien depuis longtemps, les gilets fluo des porteurs, puis l’horizon de décombres de la zone industrielle, détruite par les Israéliens lors de leur départ à l’été de 2005. Ce sont ces champs de gravats, vestige des fabriques de meubles, de ciment ou de bois, à 700 mètres de Erez. Et puis, ces policiers, au poste de frontière palestinien, un simple conteneur blanc, qui prient sur des nattes, face aux usines en ruines.
Sur la route qui mène à Gaza City, les immeubles neufs de Beit Lahiyah, déjà criblés de balles, racontent la «fin» de l’occupation. Les enfants, pieds nus au milieu des rues, qui jouent au Hamas et au Fatah, comme hier ils jouaient aux Arabes et aux Juifs, armés de pistolets en plastique, disent les combats fratricides qui ont ensanglanté ces 365 kilomètres carrés après le départ des soldats.
La ville semble calme. À chaque carrefour, le Hamas a placé ses hommes. Collection d’uniformes dépareillés, noir, bleu, kaki. Pas tous barbus. Rien à voir avec l’Afghanistan.
Rue Salah Khalaf, dans un quartier en bordure de la ville, une porte verte, discrète. Puis une maison blanche dans un incroyable jardin. C’est là que vit Jawdat Khoudary, propriétaire d’une partie des objets exposés à Genève.
Un homme d’affaires originaire de Gaza qui a fait fortune dans la construction et s’est mis en tête de préserver le patrimoine de son pays. Un homme amoureux de sa terre, qui fait le récit de sa vie comme on relate une aventure.
Les péripéties de son existence, racontées au cours de nombreuses rencontres à Gaza, à Jérusalem, à Amman ou à Genève, pendant l’automne et l’hiver de 2008, se confondent avec l’histoire. Sa collection, accumulée depuis vingt ans, pièce par pièce au gré des chantiers et des plongées des pêcheurs dans la mer, éclaire le présent de cette bande de terre malmenée. Jawdat Khoudary est un entrepreneur singulier, qui veut faire de l’archéologie une arme de résistance, déterminé à retrouver l’âme de Gaza. C’est un bâtisseur qui a rencontré son destin. Un pragmatique qui fouille les dunes et le passé pour trouver des raisons d’espérer.