CHANT I
Les incessantes vicissitudes de la roue du Destin, le cours mouvant et fluctuant du temps et des choses, le fracas des armes, les chagrins et les discordes, la puissance de l’Amour, la force de l’amitié1, voilà ce que je veux vous narrer aujourd’hui en vous en montrant les conséquences sur un jouvenceau et une jeune fille que lia un tendre amour pur de toute tache2. Quiconque fut lui aussi quelque jour soumis à semblable servitude de la passion, qu’il s’approche et écoute mon récit pour en tirer une leçon capable de lui permettre de bâtir un amour solide et dépourvu d’artifices3. Qui poursuit son but sans malice, il l’atteindra même après des débuts difficiles. Prêtez-moi donc attention, vous tous gens de bon sens, et vous pourrez à votre tour conseiller et guider autrui.
Il y a de cela bien longtemps, au temps où les Hellènes régnaient en maîtres et où leur foi n’avait encore ni fondement ni racine, surgit en ce monde un amour fidèle et indestructible. Son souvenir se grava dans les cœurs pour ne plus jamais s’en effacer. Deux êtres capables de brûler chastement dans le feu du désir, tel fut l’exemple insigne qu’on vit alors paraître à Athènes, source de savoir, trône de la vertu, fleuve de sapience4. Sur cette illustre cité, et sur bien d’autres encore, régnait alors un roi que ses hauts faits et sa bravoure avaient rendu illustre. Il avait nom Héraclès, se distinguait de tous ses pairs car il était le plus sage d’entre les sages, le plus grand d’entre les grands, souverain accompli et majestueux dont les paroles avaient force de loi pour ses sujets. Jeune encore, il avait épousé Artémis, une épouse sans défaut et d’une intelligence hors pair5. Ils formaient un couple parfaitement assorti, ayant mêmes pensées, mêmes désirs et s’aimant tendrement.
Mais, unis depuis longtemps, ils étaient affligés d’un profond chagrin car ils n’avaient pas eu d’enfant. La vieillesse approchant, cette absence d’héritier les rongeait d’une torture lancinante. Ils imploraient souvent le Soleil et le Ciel de leur accorder cet enfant tant désiré. Or voici qu’après toutes ces années, la reine attendit un enfant et le roi se sentit libéré de ce souci taraudant. Le jour de la naissance arriva enfin où le pays entra en liesse. Une petite fille était née et, quand la sage-femme la prit dans ses bras, le palais en fut tout illuminé. Tous se réjouirent et le soulagement fut universel. Venelles et demeures de la capitale resplendirent, les faubourgs baignaient dans l’allégresse. Cette plante gracieuse crût en beauté, en charme et en sagesse et, lorsqu’elle atteignit l’adolescence, on disait partout qu’elle était née pour faire l’admiration générale. Elle portait le doux nom d’Arétousa6. Parée de toutes les grâces et qualités, cette charmante enfant était sans rivale du Levant au Couchant. Comblée de tous les dons, elle était noble et sage et, en fille de roi qu’elle était, elle mettait à l’étude une ardeur extrême, nuit et jour. Elle faisait l’orgueil de ses parents, enfin délivrés de leur tourment.
Or le roi avait plusieurs conseillers, riches et avisés, en qui il avait toute confiance. Mais plus que tout autre, il estimait Pézostratos, favori du palais et le plus proche du roi qui ne pouvait faire un pas sans lui. Ce sage vieillard avait un fils de dix-huit ans mais d’une sagesse pareille à celle d’un homme mûr. Ses paroles, ses avis étaient une nourriture pour qui les entendait. Il se nommait Erotocritos7, vraie fontaine de sagesse, fleur de la noblesse. Il était paré de tous les dons du ciel. Ne quittant pas la société des anciens, il buvait leurs paroles, avide d’apprendre de leur expérience ce que sa jeunesse ignorait.
Mais il arriva que, pour son malheur, il conçut un jour un projet inconvenant8. Il se rendait matin et soir au palais et le roi, en raison de l’affection qu’il portait à son père, le considérait comme son fils. La vue constante d’Arétousa enflamma son cœur, il sentit une brûlure au tréfonds de lui et devint amoureux, plein de désir. Il n’avait plus toute sa raison, et en avait perdu le sommeil et l’appétit. Vaincu par sa passion, sa sagesse ne lui était plus d’aucun secours. Il ne savait plus distinguer où était le bien et avait perdu le sens de la bienséance. Mais si lui contemplait la jeune fille avec amour, cette dernière était bien éloignée de telles pensées. Pour lui, ce qui n’était d’abord qu’un faible penchant finit par devenir un esclavage, car le rusé petit archer l’avait soumis à sa loi. Le peu devint beaucoup et se multiplia comme les racines des roseaux. Son temps se passait entre soupirs et lamentations, il était entré dans un brasier où il était seul à brûler. Il tenta tout ce qu’il put pour apaiser son tourment et se ressaisir en espérant que sa sagesse l’emporterait. Soir et matin, on le voyait enfourcher son cheval et partir avec ses faucons et ses chiens en quête de gibier. Il faisait tout pour se sortir de cet état. Il s’inventa mille prétextes pour ne plus se montrer au palais. Mais en vain. Son chagrin ne le quittait pas. Ni ses faucons, ni ses chiens, ni ses chevaux ne pouvaient le détourner de sa passion pour Arétousa. Ses pensées ne le quittaient pas. Jamais on n’a vu un peu d’eau éteindre un grand feu, la flamme monte alors encore beaucoup plus haute et plus vive parce qu’on l’a arrosée. Tout ainsi, lorsqu’il cherchait à apaiser son tourment et à retrouver la paix, le brasier brûlait de plus belle. Il ne faisait que gâcher soudain sa jeunesse, et son chagrin augmentait. Ce qu’il prenait pour un remède ne faisait qu’empirer son état. S’il voyait un bel arbre en fleur, « Tel est le corps d’Arétousa, se disait-il, si plein de beauté ». Si son regard se posait sur des fleurs incarnates, « Telles sont les lèvres de ma dame », pensait-il. Entendait-il le chant languissant du rossignol, il se figurait qu’il le plaignait en lui dédiant un mirologue9. Ses pleurs étaient si abondants qu’ils formaient à ses pieds une flaque de boue. Toute tentative de consolation se muait en un surcroît de chagrin. Son cheval ? Il n’en voulait plus. Ses faucons ? Il n’y avait plus goût. Car la flèche de l’amour avait pénétré au tréfonds de son cœur infortuné. Délaissant la chasse qui ne l’attirait plus, il n’était même plus capable de savourer une belle promenade matinale. Aucune distraction ne l’aidait à guérir le tourment de son amour. Il décida alors de faire retraite dans la solitude pour attendre sans joie la vieillesse. Or il avait un ami très cher, avec lequel il avait été élevé depuis sa tendre enfance. Ce jeune homme avisé se nommait Polydoros. Ils étaient très proches l’un de l’autre, unis par une solide amitié. Erotocritos, ne pouvant plus davantage cacher son amour, s’en ouvrit un matin à son ami.
« Frère, ma vie m’est devenue insupportable, car j’ai conçu un dessein qui me rend fou. J’aime en haut lieu, mes prétentions sont grandes. Je tends en vain les bras pour atteindre un but qui m’échappe. La fille de notre roi, elle que le vent n’a pas effleurée et que le soleil n’a pas touchée10, elle qui, si elle se courrouce contre nous, a droit de vie et de mort sur nos personnes, c’est elle qui obsède ma pensée, possédé que je suis par un amour dénué de tout espoir. Mes forces sont impuissantes, et ce que je bâtis le jour se trouve détruit le soir. Je n’y vois plus clair, je ne sais plus ce que je fais, j’ai perdu la raison, je suis devenu insensé. C’est pourquoi je veux tes conseils, tu es mon ami. Jamais je ne me serais attendu à ce qui m’arrive là. » Polydoros resta abasourdi par ce qu’il venait d’entendre. C’était là quelque chose d’absolument imprévisible. Il changea de visage, poussa un profond soupir et s’adressa ainsi à son ami :
« Frère, jamais je n’aurais cru cela possible de ta part. Tu prétends à l’impossible, tes visées te font encourir le déshonneur. Je te croyais sage et bien élevé, mais, à t’entendre, je vois bien que je me suis trompé. Devant un tel dessein, je ne peux que te traiter de fou. La princesse, à ce que je crois, est ignorante des choses de l’amour. Loin d’elle de telles pensées ! Comment as-tu le front de laisser un tel arbre prendre racine en toi ? Ne vois-tu pas les souffrances qui t’attendent ? D’un tel arbre, les feuilles sont pourries, les fruits empoisonnés, et, de ses racines à son faîte, il est couvert d’épines, ses fleurs sont mortelles. Il brûle comme la flamme d’un brasier. Quand bien même Arétousa serait amoureuse de toi, tu ne devrais jamais te permettre pareil faux pas ni t’exposer à un tel danger. Tu devrais repousser cet amour et t’éloigner en terre étrangère plutôt que d’aimer une dame de si haut parage. Si tu recherches ta perte, n’y entraîne personne avec toi. Les palais des rois, nous ne devons les regarder qu’en tremblant de crainte, les respecter, les louanger, car à la cour les murs ont des oreilles et chacun ouvre l’œil. Comment oses-tu te livrer à une telle passion ? Que dira la princesse si elle l’apprend ? Si elle se rend compte que tu as un sentiment pour elle, j’y vois le présage de funestes conséquences pour ton père et pour toi, votre exil, votre ruine et bien d’autres maux encore en guise de cadeaux de noces. Délivre-toi de cette obsession, ne laisse pas s’allumer un feu que tu ne pourrais plus éteindre. Car enfin, c’est le propre de l’homme de juger les choses de façon raisonnable. Mais quelle once de raison y a-t-il dans ton projet ? Tu quittes le bien pour le mal. Quand on a une saine vision de l’objet de son désir, on a l’esprit libre et l’espoir s’accroît car il est fondé sur la raison. Quand on a bien évalué ses possibilités, on peut se donner avec ardeur à une tâche que l’on sait à sa mesure. Mais toi, y a-t-il une ombre d’espoir dans ton projet ? Frère, je ne connais pas pire fou que toi. Comment le sort t’a-t-il amené à aimer une telle princesse ? Rêve funeste, égarement insensé. On a raison de traiter de déments ceux qui sont la proie d’un tel amour. Car c’est une tâche impossible que de chercher à atteindre les rois, leurs royaumes et leurs richesses. Si vaste est le fossé qui sépare les humbles des puissants. Les plantes qui blessent, les épines qui piquent, il faut être fou pour chercher à s’en saisir. On ne touche pas un feu qui brûle, on ne va pas chercher un brandon au fond d’un puits. Le roi est tout-puissant, il agit selon son bon plaisir. Il tient entre ses mains notre sort, heureux ou malheureux, il a sur nous droit de vie ou de mort. Le roi est bon et généreux envers tous, mais ne te leurre pas sur l’affection qu’il éprouve pour ton père et pour toi. Plus un maître aime son serviteur, plus, si ce dernier l’offense, son courroux sera grand. Et cela vaut surtout en matière d’honneur et de sentiments. Chasse au plus vite toutes ces pensées, ne cours pas à ta perte. N’assume pas un fardeau que tu es trop faible pour porter. Ne va pas souffler sur un feu inextinguible qui te calcinera. Frère, ne va plus au palais, car si on t’y voit trop assidûment, on dira du mal de toi et, comme le désir te rend aveugle, tu finiras par laisser transparaître ce que tu cherches à cacher. Si par malheur cela devait se savoir, et plût au ciel que cela n’arrive pas, as-tu songé à la justice royale ? Le roi, dans sa toute-puissance, se vengera sans pitié de l’affront que tu lui auras fait. Ce sera la mort pour toi, la souffrance pour ton père. »
Erotocritos restait figé, écoutant son ami, muet, aveugle, sans répondre. Puis, après un long silence, il lui répondit avec des sanglots dans la voix :
« Frère, je sais bien que c’est peine perdue que prétendre atteindre un but si inaccessible. Je sais également que, si cela se sait, c’en sera fait de moi et de ma vie. Mais me voilà pris et bien pris et je ne vois pas d’issue, tout en sachant le mal que je m’inflige. Je vois bien que je devrais renoncer au plus vite, éteignant les tisons de ce feu pour qu’ils ne révèlent pas au grand jour ce qui est caché dans l’ombre. Car mon secret serait alors sur toutes les lèvres. Mais que me sert de savoir ce qui serait convenable alors que je suis tout entier asservi à ma passion ? Je suis égaré, je ne trouve plus mon chemin. Ma raison ne m’est plus d’aucun secours, seul règne en moi l’amour. Mes pensées sont des flèches qui ont mon cœur pour cible. Elles luttent entre elles, et qui pourrait les apaiser ? Quand le désir veut l’emporter, aucune sagesse, aucune raison ne pourraient le vaincre. Car l’enfant, jouant avec son arc, reste le maître, et il est si attirant.