I
New Delhi
23 Août 2000
South Gate. Shiv ralentit, passe devant la guérite du gardien, puis roule sur une série de bosses qu’aucune signalisation ne laisse prévoir. Une vieille Fiat délabrée le dépasse.
En face, un bus poussif avance en renâclant. Suit une bicyclette.
À part cela, la route, à perte de vue, sert de cadre à une foule de piétons. Des garçons et des filles – des jeunes hommes et des jeunes femmes plutôt, se corrige-t-il. Des dizaines, certains assis sur le trottoir, posant un regard franc sur le monde qui défile devant eux, d’autres rêvassant à l’arrêt du bus. Quelques-uns groupés autour d’un dhaba en bord de rue, en train de boire du thé et de fumer. C’est lui le visiteur, mais ce sont eux qui le regardent tels des touristes disciplinés un site obligé. Lui, le professeur, l’universitaire type, monument familier dans une cité de ruines.
L’université. Une grille, une rue tortueuse, des visages jeunes,
des corps droits. La ville relâche son emprise. Delhi, insatiable amibe qui croît en tous sens, reflue.
Ici aussi, les arbres et les buissons qui bordent la route des deux côtés ont l’air vulnérable sous l’implacable soleil de fin d’été. Mais la végétation prolifique, bigarrée, de l’université est partie intégrante du paysage. Ici, des doigts verts montent à l’assaut des bâtiments. La brique est profusément striée de lierre et de plantes grimpantes, ou enveloppée de rideaux de buissons massifs non taillés. Shiv ne le voit pas de la route, mais les bâtiments ont tout l’air d’abriter des nids d’oiseaux, des toiles d’araignées, des ruches.
Il observe la scène avec un certain étonnement et une bouffée d’exaltation, comme un garçon avide d’aventure, un paria sur une île dont tous les indigènes sont jeunes. Une île en plein cœur de Delhi, pur prodige. Vous pouvez débarquer de la gare, morceau de glaise à modeler, vivre ici les dernières et les meilleures années de votre jeunesse. Puis, prendre un bus direct, le 615, pour vous ramener à la gare. Il suffit d’une fenêtre de bus pour visiter Delhi, ses avenues impériales, ses bouges crasseux et ses monstruosités de béton réduites aux images anodines, fugaces, d’un rêve.
Il voit deux filles – non, une femme et une fille – lui faire signe.
Bien que la résidence où il se rend ne doive plus être bien loin, il ralentit et s’arrête. La plus jeune court jusqu’à sa vitre, ses longs cheveux et son dupatta bleu diaphane volant derrière elle.
« Vous montez jusqu’au campus? » demande-t-elle. Sa voix est perçante et essoufflée.
Il a envie de lui demander jusqu’où il devra se rendre, quelle colline il lui faudra grimper pour atteindre ce campus. Mais il secoue la tête, s’excuse.
Elle se détourne pour faire une grimace à l’adresse de l’autre qui regarde déjà au loin, guettant la prochaine voiture.
« Je cherche une résidence, dit-il à la fille, et elle se retourne vers lui avec impatience. Jamuna Ladies’ Hostel – la résidence pour femmes. Pouvez-vous me dire où elle se trouve? »
Elle désigne du doigt une bâtisse au-delà des arbres, puis rejoint en courant sa compagne.
La résidence est au bout d’une allée sur la gauche. La façade est rayée de balcons garnis de linge qui sèche. Il se gare sous un arbre, rangeant la voiture proprement dans un petit carré d’ombre, et se dirige d’un pas lent vers la porte ouverte. Il attend jusqu’à ce qu’il voie une jeune fille entrer. Son dos a la forme d’une jarre fourrée dans un jean bleu délavé.
« S’il vous plaît, dit-il à la jarre, et elle fait volte face, révélant un visage de lune sorti tout droit d’un vieux film hindi. S’il vous plaît, dit-il à la sirène qui s’est trompée de costume, pourriez-vous dire à Meena, R. Meena, que son tuteur l’attend en bas? »
Face de Lune l’inspecte de haut en bas avec une curiosité non voilée. « Elle s’est cassé le genou, » l’informe-t-elle.
« Je suis au courant, c’est pour ça que je suis ici. Je dois l’emmener chez nous. »
La fille acquiesce d’un hochement de tête. À en juger à son expression, il est clair que sa curiosité a été instantanément apaisée. Elle disparaît à l’intérieur du bâtiment.
Shiv regarde autour de lui.
Lui aussi, il vit dans une université, mais c’est un monde aux antipodes de cette masse vivante, remuante d’étudiants. Là où il exerce, il n’y a que des professeurs. Les étudiants ne sont que des noms, des adresses, des codes postaux. C’est ce qu’on appelle, étrangement, une université ouverte, comme si les portes étaient ouvertes en permanence et que les étudiants étaient partis. Bien qu’il n’y ait pas d’étudiants en résidence, son campus est encore plus vaste que celui-ci. Il habite à l’extrémité sud de son campus, un bout de jungle en partie défriché que les professeurs partagent avec des paons tapageurs, et parfois un serpent, un chacal ou un singe. Il se rend en voiture jusqu’au « complexe universitaire » dans la partie nord du campus, pour s’asseoir jour après jour dans un bureau dont la porte est ornée d’une intimidante plaque bilingue : Professor Shivamurthy en anglais, Shiv Murthy en hindi. Il est, finalement, à cinquante-deux ans, professeur titulaire d’histoire, même si ce n’est pas tout à fait le genre de professeur dont son père rêvait tout haut pour lui. Il n’enseigne plus ; comme le directeur de son département aime à le dire, il coordonne les ressources pédagogiques pour les clients aux diplômes.
Shiv passe nerveusement d’un pied sur l’autre. Il se sent observé.
Il pivote sur ses talons et remarque de l’autre côté de l’allée une minuscule boutique de fortune nichée sous un arbre. On y vend des journaux, des cigarettes, et, exposés sur un fil, des paquets aux emballages criards de cochonneries à grignoter.
Le boutiquier, un jeune homme en manque de distraction, observe fixement Shiv du seuil de son échoppe. Son regard est plein d’espoir, comme s’il s’attendait à ce que Shiv accomplisse dans les minutes qui vont suivre quelque action qui puisse rendre sa journée moins ennuyeuse que celle de la veille. Puis, voyant que Shiv ne fait rien, il descend nonchalamment une main vers son entre-jambes qu’il gratte. L’expression d’attente de son visage devient pensive.
Shiv se lasse le premier de ce concours de regards et se retourne face à la porte de la résidence. Il n’y a pas de gardien à l’entrée, bien qu’il jurerait qu’il y en ait un d’habitude, le genre armé d’un lathi pour protéger ce saint des saints, une résidence de filles. Peut-être devrait-il intercepter quelqu’un d’autre et lui demander pourquoi la jeune fille tarde tant.
La jeune fille. Quand elle est venue étudier à l’Université Kamala Nehru de Delhi il y a deux ou trois ans, sa mère a écrit à Shiv pour lui demander s’il voulait bien servir de « correspondant » à sa fille. Il ne savait pas ce que cela impliquerait, et il s’était dépêché de passer la lettre à Rekha. Sa femme, Rekha, avec l’efficacité qui fait d’elle un atout indispensable dans son entreprise, avait pris la relève. Non que cela ait été très prenant. Elle était allée chercher la jeune fille à sa résidence un dimanche et l’avait emmenée à Sarojini Nagar acheter des lainages bon marché pour son premier hiver à Delhi. Puis, l’avait ramenée déjeuner chez eux.
La jeune fille ne s’était pas montrée très loquace – Shiv ne se souvient pas d’avoir eu de conversation avec elle. Elle avait semblé attentive pourtant, comme si elle évaluait leurs visages, leurs propos, le salon sobre mais impeccable, leur hospitalité. La seule chose dont se souvienne Shiv, c’est de la façon silencieuse mais enthousiaste qu’elle avait eu de manger. Rekha lui avait téléphoné plusieurs fois par la suite, et peut-être que la jeune fille était revenue les voir, mais il n’en est pas sûr. Il se souvient pourtant que la jeune fille semblait se débrouiller seule. Elle était toujours trop occupée pour venir les voir le dimanche – le seul jour où Rekha pouvait inviter à déjeuner – et Shiv avait tout bonnement oublié qu’il était son correspondant jusqu’au coup de téléphone de la veille.
« Vous ne me connaissez pas, avait dit une voix de jeune fille. Je suis une amie de Meena. »
Il avait fallu un instant à Shiv pour se rappeler qui était cette Meena. Puis, stupidement, il avait dit la première chose qui lui avait traversé l’esprit. « Désolé. Ma femme n’est pas à Delhi. »
Avait suivi un silence perplexe de la jeune fille à l’autre bout du fil, et il s’était ressaisi assez pour demander : « Quelque chose ne va pas? Meena va bien? »
La fille avait répondu avec un grand soupir de soulagement : « Non, elle ne va pas bien, elle est tombée d’un bus et s’est fracturé le genou. Elle voudrait que vous veniez la chercher à sa résidence. Résidence Jamuna. Chambre 15. C’est très difficile pour elle ici, elle a un énorme plâtre et elle ne s’en sort pas. Quand pouvez-vous venir?
– Demain. Demain après-midi. Combien de temps doit-elle garder son plâtre?
– Je ne suis pas sûre, mais je crois que le médecin a dit au moins trois ou quatre semaines. Je vais préparer ses affaires pour demain. »
Shiv se rapproche de la porte ouverte, jette un œil à l’intérieur. Pourquoi la jeune fille est-elle si longue? Il avait l’intention de l’emmener chez eux, de l’installer dans la chambre du bas puis de retourner à son département. On a beau ne pas avoir d’horaires de cours là où il professe, on respecte scrupuleusement les heures de bureau. Si la jeune fille a besoin de quoi que ce soit pendant son absence, il y a toujours Kamla dans la pièce du fond. Et ce soir, il devra appeler ses parents si elle ne l’a déjà fait elle-même. Ses parents voudront probablement la reprendre chez eux, bien que, par courtoisie, il proposera à la mère et à la fille de rester jusqu’à ce que Meena aille mieux. Mais vraiment, Rekha absente, deux invitées à la maison, l’une avec une jambe cassée – Shiv pénètre dans la résidence avec circonspection, s’attendant à ce que quelqu’un jaillisse du bâtiment pour lui interdire de faire un pas de plus.
À ce moment-là, surgissent comme sur un signal trois jeunes filles, dont Meena sur des béquilles. Shiv oublie sa peur des règlements et se dirige vers elles.
Les trois filles s’arrêtent et le regardent s’approcher. Arrêt sur image.
Shiv se souviendra toujours de cet instant. Meena, et les deux inconnues, le regardent sans ciller d’un air imperturbable qui le fait hésiter – comme s’il se trouvait au bord de quelque chose, quelque chose qui ne peut être évité. Il se souviendra toujours du défi silencieux de leurs yeux : Vous voilà enfin, l’homme, le sauveur des filles unijambistes. Qu’attendez-vous? Faites votre devoir, tenez votre rôle !
Shiv remarque alors la petite valise cabossée, et, ayant compris quel était son devoir, il se remet en mouvement. Il prend la valise des mains de la fille ; elle est étonnamment légère. Sa pupille voyage léger, à la différence de sa femme et de sa fille, qui ont toutes deux de lourds bagages pour parer à toute éventualité.
Ils rejoignent la voiture en une procession lente et solennelle ; Shiv en tête avec la valise. Il ouvre la portière arrière et attend.
« Je fais comment pour monter? » Ce sont les premiers mots que lui adresse Meena . Il ne se rend compte que maintenant qu’ils ne se sont pas salués, et qu’elle ne l’a pas remercié d’être venu la chercher. Le cœur de Shiv flanche ; devoir jouer le bon Samaritain n’est déjà pas drôle en soi, mais si s’y ajoute ce mutisme et peut-être un caractère maussade !
« Assieds-toi au bord du siège, de profil, puis rampe sur ton derrière, » conseille une des jeunes filles. Apparemment le genre capable qui sait toujours de quoi elle parle.
Meena s’exécute, lentement, les muscles de son visage crispés par l’effort, la bouche ouverte, haletante. Shiv referme doucement la porte, mais il voit qu’elle continue à grimacer. Sa Maruti n’est pas assez large pour un corps étendu ; c’est la première fois qu’il s’en rend compte. Elle a l’air fourrée sur une étagère de placard, les pieds fléchis contre la portière de la voiture.
« Ça va? » demande-t-il, et, contre toute attente, elle lui adresse un doux sourire triste.
« Non, mais allons-y, » répond-elle.
Shiv conduit prudemment, conscient de l’inconfort de sa passagère à chaque fois qu’il roule sur une bosse ou un nid-de-poule. « Désolé, » dit-il à plusieurs reprises, mais cela semble futile. La route est une course d’obstacles pendant tout le trajet de l’Université, île vibrante de verdure, jusqu’au terrain aride de son campus.
Shiv sent le soulagement palpable dans la voiture, le sien et celui de la jeune fille, quand ils finissent par atteindre, une heure plus tard, l’allée menant à son logement.
Sortir de la voiture s’avère plus difficile que d’y entrer, surtout sans le conseil de l’amie au sens pratique. Shiv tient la main moite et froide de la jeune fille pendant qu’elle rampe en gémissant jusqu’au bord du siège. Puis avec un dernier gémissement, elle se redresse et sautille sur un pied. Il la tient, cherchant désespérément les béquilles. Elle est plus lourde qu’il ne l’aurait cru. Soutenant son poids, Shiv sent lui aussi une plainte lui monter aux lèvres – comme si sa maladie était contagieuse – et il se penche pour attraper les béquilles sur le plancher de la voiture.
Les béquilles de bois sont les reliques d’un matériel médical moyenâgeux. Elles appartiennent de toute évidence à un passé depuis longtemps révolu. Le rembourrage de l’une d’elles a cédé. Ses entrailles pendent, misérables chiffons entortillés. Le coussinet de l’autre béquille conserve des bouts de son enveloppe originale, d’un vert virant au brun. La gaine de simili cuir a un aspect huileux, souvenir des nombreuses aisselles qu’elle a soutenues. Les deux béquilles sont de hauteur inégale, et l’une a perdu son embout de caoutchouc.
Shiv et la jeune fille avancent ensemble clopin-clopant jusqu’à la porte d’entrée qu’il s’empresse d’ouvrir.
Maintenant qu’elle est là, les préparatifs de Shiv semblent lamentablement déplacés. Il a fait le lit dans la petite chambre du bas, a déposé une bouteille d’eau et un verre sur la table de chevet. Mais la pièce qui les accueille est un petit trou sombre. Il remarque la poussière sur la table autour de la bouteille. Deux élégants moustiques géants sur le mur près du lit constituent le seul comité d’accueil.
Mais elle ne semble rien remarquer. Il l’entend soupirer quand il l’aide à s’installer sur le lit. Elle étend les jambes et ferme les yeux.
Shiv hésite, se demandant s’il doit la couvrir, ou aller lui chercher quelque chose à manger ou à boire. Il attend, mais elle garde les yeux fermés. Shiv discerne deux petits trous côte à côte sur son Tee-shirt d’un gris éteint. Son visage, masque lisse et brun, est jeune et las à la fois, une association qu’il n’a jamais vue.
Sur une impulsion, Shiv quitte la pièce et va chercher la clochette en bronze de Rekha, une clochette que sa mère utilisait pour ses interminables puja pour attirer l’attention de dieux sourds. La clochette, ayant échoué à remplir sa véritable fonction, trône maintenant, astiquée et luisante, tel un objet d’art exposé dans le salon d’une maisonnée où personne ne prie. Sa magie a échoué, mais elle fait bien comme objet d’art. Shiv revient avec la clochette, la pose près de la bouteille d’eau sur la table. Il range les antiques béquilles dans un coin et met une canne près du lit.
Il observe Meena de nouveau, désireux qu’elle ouvre les yeux et dise quelque chose. Mais elle reste immobile, oublieuse de sa présence. Shiv a soudain le sentiment d’être un intrus dans sa propre maison. Il éteint la lampe de chevet et quitte la pièce, refermant à demi la porte derrière lui.