Écrits d’ailleurs
Parution Fév 2011
ISBN 978-2-88182-692-4
256 pages
Format: 140 x 210 mm
Disponible

Traduit de l'anglais (Jamaïque) par Christine Raguet

Écrits d’ailleurs
Disponible

Traduit de l'anglais (Jamaïque) par Christine Raguet

Olive Senior

Eclairs de chaleur et autres nouvelles

Écrits d’ailleurs
Parution Fév 2011
ISBN 978-2-88182-692-4
256 pages
Format: 140 x 210 mm

Traduit de l'anglais (Jamaïque) par Christine Raguet

Écrits d’ailleurs

Traduit de l'anglais (Jamaïque) par Christine Raguet

Résumé

Certaines sont comme une plainte, un chant grave. D’autres ne sont que dialogues, saveur et humour. D’autres encore sont tendres et mélancoliques. Ce recueil de nouvelles d’Olive Senior est un concentré de son talent : dire ce qui fait l’humanité des gens, leur manière de se lier les uns aux autres, leur noirceur, leur gaieté.
Bien sûr, nous sommes en Jamaïque, tant dans les campagnes qu’en ville, chez les pauvres et chez quelques riches aussi. Miss Rilla, qui sait rire depuis le fond de son ventre, libre et heureuse ; le long, pâle et maigre Blue Boy ; Beccka qui, à l’âge de onze ans, pose des colles théologiques à l’archidiacre. Dans une langue puissante et réaliste, Olive Senior laisse ouverte l’histoire de ses personnages, elle ne décide pas de leur sort. Ce qui l’intéresse, c’est ce grouillement d’humanité, ce concentré de douceur et de dureté que livre chaque page.
Le lecteur n’a qu’à se laisser emporter par la musique des paroles.

Autrice

Olive Senior

Olive Senior est née en 1941 en Jamaïque. Avant de se consacrer entièrement à l’écriture, elle a travaillé comme journaliste. Auteur de huit livres, elle a reçu le Commonewalth Prize pour Summer Lightning (1986). Elle est considérée comme l’une des plus importantes parmi les écrivains contemporains de la Jamaïque. Elle vit entre La Jamaïque et Toronto. Zigzag est son premier livre traduit en français. Comme les autres écrivains des Caraïbes, Glissant, Chamoiseau, elle s’inspire de la pratique du créole, ce qui donne à sa langue une originalité captivante.

Distinctions

Christine Raguet lauréate du prix Baudelaire 2012 de la SGDL

Dans les médias

« Elliptiques et rythmées d’une syntaxe créole, traduites avec soin, ces nouvelles sont comme autant d’instantanés aux traits souvent enfantins, à la trame noire et dure, secoués de sursauts d’humour. »

« Eclairs de chaleur mêle gaieté et brutalité, humour et mélancolie, prenant souvent le point de vue d’un enfant. Entre lyrisme et oralité, Olive Senior y déploie un verbe virtuose métissé d’accents jamaïcains. » (Anne Pitteloud)

« Dans ces nouvelles « pur-jus caraïbe », Olive Senior, à la poésie aussi puissante qu'un ouragan, nous transporte entre magie créole, misère matérielle et richesse de cœur. » Patrick Schindler

Extrait

 

Éclairs de chaleur

 

L’homme venait tous les ans séjourner quelques semaines chez eux. Pour ses « nerfs », disaient-ils. Ils lui attribuaient toujours la chambre du jardin. Personne ne la désignait ainsi, mais c’était le nom que le petit garçon lui donnait dans ses pensées. Par quelque caprice architectural, cette pièce-là déséquilibrait complètement la maison. D’un côté, se trouvaient trois grandes chambres et une salle de bains ; au centre, la cuisine, la salle à manger et une pièce que l’oncle appelait salle de séjour et la tante, salon ; enfin, à l’extrémité, cette seule chambre. Elle donnait sur la petite véranda latérale où s’entassaient parfois les sacs de jute à bordure bleue remplis de grains de piment Jamaïque c’est là que l’oncle s’asseyait le dimanche pour se faire couper les cheveux par le coiffeur ambulant et que l’on recevait, debout, les visiteurs qui n’étaient pas dignes de la grande véranda.

Cette pièce était la plus petite de la maison. Elle n’avait ni vitre ni miroirs, rien qu’un lit, le bureau de l’oncle, et dix jalousies vertes. De fait, presque toute la maison était peinte en vert parce que la tante trouvait cette couleur reposante pour les yeux. L’une des portes conduisait à la salle à manger, une autre à la petite véranda, et la dernière à un jardin enchevêtré, véritable jungle où l’on descendait par quelques marches de marbre cassées.

Il était incroyable qu’une pièce dotée de tant d’ouvertures pût être aussi intime. Pourtant c’était le cas.  la pièce secrète du garçon, un endroit où il pouvait se réfugier pendant les orages. « Les z’éclai’ f’appent seulement les menteu’ » lui avait dit un jour Ras Justice et, depuis, il vivait dans l’angoisse de ces milieux d’après-midi où les éclairs tombaient en nappe sur la maison. « Les z’éklai’, c’est Jah qui voit t’ois fois. C’est comme les ’ayons X, ça » avait ajouté le Frère Ras Justice. « Quand Jah veut me t’ouver moi, Jah lance les z’éklai’s pour voi’ jusqu’en dedans de moi. » Ras Justice lui avait dit aussi qu’il ne serait à l’abri des éclairs que dans un lieu sans verre, puisque chacun sait que « le vè’, ça atti’ les z’éklai’ », le verre et les « inst’uments b’illants » aussi. Ras Justice lui avait dit que c’était pour ça qu’il n’avait pas de miroir dans sa case, pour ça et parce qu’aussi le verre est un instrument de Babylone. Dès les premiers éclairs, le Frère Ras Justice rangeait dans son sac de jute son coutelas, le seul instrument brillant qu’il possédait car il en gardait la lame bien aiguisée. Mais bon, il savait tout, Ras Justice, et il avait raison sur tout, y compris sur les éclairs.

C’est pourquoi le garçon avait pris l’habitude, aux premiers signes de pluie, d’aller dans la chambre du jardin : là, il fermait une à une les dix jalousies, selon un ordre qu’il avait calculé comme le plus satisfaisant, il verrouillait les portes et, dans une pénombre à laquelle ses yeux s’accoutumaient bientôt, il attendait la fin de l’orage. Personne ne le dérangeait car les orages coïncidaient généralement avec la sieste de l’oncle et de la tante.

Il ne se sentait jamais seul parce qu’il abritait en lui maints endroits secrets. Lorsqu’il fermait les portes et les fenêtres, c’était comme si les portes de son esprit s’ouvraient brusquement lune après lautre, c’était comme vivre au cœur d’une fleur qui s’épanouit.

Il était sous le charme de ces lieux qui faisaient partie d’un autre monde, occupaient un autre espace, transcendaient les proportions. Les hommes et les animaux y changeaient de rôle selon son bon vouloir, et il était leur maître à tous. Parmi les êtres humains qu’il connaissait, seul Ras Justice évoluait dans ce monde-là, or Ras Justice, il ne pouvait jamais le transformer en autre chose que ce qu’il était déjà. L’oncle et la tante en étaient exclus car, guindés et convenables comme ils étaient, il les voyait mal s’intégrer à ce monde et en accepter les mystères. Au début, son père et sa mère apparaissaient quelquefois, mais leur souvenir s’estompa peu à peu et il finit par ne plus les voir qu’à travers l’énigmatique clignement de l’œil vert qui montait et descendait dans le niveau à bulle de son oncle.

Ce monde était si satisfaisant qu’après un temps, même en l’absence de tout signe de pluie, il garda l’habitude d’aller dans cette pièce fraîche et obscure, car s’y trouvait le bureau de son oncle, une vraie mine d’or de casiers. Bien que n’ayant pas le droit d’y toucher, il en connaissait intimement tous les secrets : des pierres fines de Panama et du Costa Rica, des poids en plomb ternis, une petite pierre à aiguiser et le niveau à bulle avec son liquide vert où reposait, du moins en apparence, cet œil qui clignait en le regardant lorsqu’il inclinait l’instrument. Il y avait des pelotes de ficelle et des clous rouillés, oubliés là, encore dans leur papier goudronné. Il y avait des burettes d’huile, des taches d’huile, de la graisse et quantité de papiers noués par de la ficelle, qui ressemblaient à des documents officiels et ne présentaient aucun intérêt. ant qu’il demeurait seul dans cette pièce, il était heureux, parce qu’il savait d’instinct que s’il n’avait rien d’autre au monde, il était quand même riche il possédait cet espace qui lui permettait d’explorer des recoins secrets au fond de lui.

Cela faisait des années que le vieil homme venait chez eux ; le petit garçon, lui, était nouveau dans la maison, et la pièce n’était « la sienne » que depuis peu. Au début, ça ne l’ennuya pas de voir l’homme occuper la chambre car il y semait un chaos bienvenu dans une maison trop en ordre. Le garçon le trouvait, quoique d’étrange façon, plutôt gentil, malgré son sourire de travers et ces moments où, l’œil vitreux et la lippe tremblante, il se prenait à marmonner tout seul. Il ne semblait pas non plus y voir très clair, et ça plaisait bien au garçon ça, car il pouvait se cacher dans l’ombre pour écouter ses marmonnements. L’homme lui donnait aussi des cadeaux. Une fois, un minuscule éléphant sculpté dans l’ivoire. L’homme lui avait dit de toujours tourner l’éléphant face à la porte, parce que cela portait bonheur. Ce conseil lui avait énormément plu et il avait décidé de l’intégrer à son rituel de fermeture des portes et des fenêtres quand il récupérerait la chambreseulement dans une pièce avec trois portes donnant dans des directions différentes, il ne savait pas encore très bien laquelle était la bonne porte. Pourtant, il était convaincu qu’un jour quelque signal secret lui serait envoyé pour lui indiquer vers quelle porte il fallait tourner l’éléphant. En attendant, il le tournait face à un coin.

Malgré sa gentillesse, l’homme avait aussi des côtés désagréables. Il sentait fort, et ce n’était pas une bonne odeur comme celle des clous rouillés ou de la graisse sur le bureau. C’était une odeur d’humid et de moisi, une odeur de chien sale mouillé ou de tapis de selle qui a pris la pluie. À table, ses mains tremblaient tellement que, fasciné, le garçon le regardait rater sa bouche plus souvent qu’à son tour et envoyer rouler les carottes sur le palissandre et l’acajou bien cirés du parquet de la tante. À ces moments-là, le garçon ne riait pas. Il était fasciné qu’une certaine précision préside aux gestes du vieil homme. Il découvrit bientôt que tous ses mouvements, même, de toute évidence, les plus ridicules, obéissaient à une sorte de rigueur scientifique légèrement gauchie. Il y avait une part de routine dans tout ce que faisait le vieil homme, et cela renforçait le sentiment d’identification du garçon.

Parfois, à l’aide d’une ficelle invisible, le vieil homme formait des figures complexes entre ses doigts. Il devait les connaître par cœur car leur géométrie ne variait jamais. Cette activité semblait exiger de l’homme, bouche entrouverte, une attention quasi absolue. D’autres fois, il restait simplement assis, immobile, les mains entrelacées sur les cuisses, tandis que ses pouces se poursuivaient l’un l’autre dans une ronde sans relâche. Le garçon trouvait la chose admirable et il s’y exerçait en secret, se surprenant parfois à l’accomplir sans effort et sans même y penser, comme le vieux. L’homme avait aussi ses moments de lucidité : il s’asseyait alors sur la grande véranda pour bavarder avec l’oncle jusque tard dans la nuit. Et une nuit au moins, du bout de la maison, le garçon crut entendre pleurer sans retenue dans la chambre du jardin. Mais il avait trop peur pour aller voir et il se demanda par la suite s’il avait bien entendu.

Au début, il croyait que le vieil homme n’avait pas conscience de sa présence. Puis, après un moment, il s’aperçut que l’homme lui prêtait attention, de manière presque sournoise : parfois, quand les figures complexes de ses jeux de ficelle avaient atteint la perfection, il se tournait vers le garçon et hochait la tête d’un air triomphant comme pour dire « Et toc ! ». D’autres fois, il agitait vaguement une main molle dans sa direction. Le vieil homme, cependant, ne lui adressait jamais directement la parole.

Le garçon s’en moquait. L’homme était à ses yeux un tel objet de fascination qu’il ne lui semblait pas être un humain tout à fait comme les autres. Le garçon le voyait plutôt un voyageur de l’espace, vêtu de vêtements trop amples, lancé à la dérive du haut de sa planète et miraculeusement tombé sur cette maison perdue dans la campagne.

Le garçon était si captivé par le vieil homme qu’il ne rendait plus visite à Ras Justice. Lorsqu’il se rendit compte qu’il négligeait Ras Justice, il fut extrêmement gêné, car il savait que le vieil homme avait désormais usurpé la place de Ras Justice dans sa vie et que Ras Justice, sans jamais l’avoir dit, était fâché.

Quand l’enfant était venu vivre chez l’oncle et la tante, Ras Justice avait été le seul être auprès duquel il s’était senti bien. Dans cette grande maison à la perpétuelle odeur de cire, aux lourds meubles de mahogany et aux fenêtres en verre, il s’était fait l’effet d’un réfugié, comme si on l’avait arraché à un petit monde douillet pour le placer par erreur dans un autre monde qui ressemblait à un costume trois fois trop grand pour lui et dont il ne pouvait espérer qu’un jour il serait parfaitement à sa taille. Et, sans jamais rien dire, la tante semblait lui reprocher de ne pas être capable de grandir assez vite pour remplir ce costume. L’oncle lui témoignait une vague bienveillance ; il lui arrivait même parfois de le gâter car ce n’était pas sa sœur, après tout, qui avait fait ce mariage désastreux.

Or, la relation que la tante entretenait avec Ras Justice était à double tranchant. Elle le craignait tout en le respectant malgré elle, comme fait l’oppresseur face à quiconque le défie. En effet, Ras Justice était un rastafari et si la tante le tolérait un tant soit peu, c’était uniquement parce que le père de ce dernier travaillait déjà chez l’oncle du temps de son père, et que Ras Justice, sous la tutelle paternelle, était devenu à son tour le meilleur bouvier de la paroisse. Il avait aussi été le meilleur homme du Domaine jusqu’à ce qu’il commence, selon la tante, à devenir « bizarre » avec sa barbe, sa tignasse nattée et sa Bible.

Une nuit, un rasta qui passait par là avait fait étape dans le baraquement des ouvriers agricoles. D’abord, ils avaient eu peur de lui, puis l’avaient considéré comme une créature étrange et fantasque, car, à l’époque, les rastas étaient une nouveauté. On avait entendu parler de ce groupe d’hommes insolites et redoutés qui avait fait son apparition dans les villes, mais les seuls à être jamais venus dans cette partie du monde étaient passés sans s’arrêter. Il s’avéra que celui-ci, Ras Naptali, avait un temps travaillé à l’Habitation comme garçon vacher, or ceux qui l’avaient côtoyé le trouvaient presque méconnaissable à présent. Pendant trois jours et trois nuits, Ras Naptali était resté avec eux, puis il était parti un matin à l’aube aussi mystérieusement qu’il était arrivé. Alors que les autres hommes l’avaient tourné en dérision, Ras Justice avait été très ému par son discours et sa façon de se conduire. Après son départ, Ras Justice avait longuement, profondément médité ses paroles. Et un beau jour, sans crier gare, il avait filé on ne sait où. Il était resté absent quarante jours et quarante nuits, puis avait fait une réapparition soudaine et théâtrale, sous les traits du rasta Ras Justice.

Outre son apparence, ce que la tante remarqua et détesta le plus chez Ras Justice à son retour, ce fut la disparition de ce respect que, depuis des siècles, les hommes comme lui avaient été dressés à leur témoigner et que la tante au moins considérait tout bonnement comme son dû. Alors que les autres ouvriers continuaient à l’appeler « Ma’m » et « Maîtresse », Ras Justice refusait tout simplement de lui adresser la parole. Il avait pris ses distances avec la vie du Domaine, n’ayant de contact avec autrui que pour le travail, et il s’était retranché au fond de la plantation d’agrumes où il avait érigé une petite case. Au bout d’un moment, il s’était enseveli si profondément dans cette nouvelle existence que même la tante cessa de lui contester le droit de vivre sa vie comme il l’entendait.

Au début, elle n’avait su comment réagir à la relation  le garçon et Ras Justice.  aucune idée de ce qu’il fallait faire pour occuper ou distraire un enfant de cet âge, elle n’était pas intervenue par crainte de se retrouver avec cette responsabilité sur les bras. Aussi éprouva-t-elle un plaisir quelque peu revanchard quand le vieil homme vint séjourner chez eux et, pour le moment du moins, attira si fort l’attention de l’enfant que ce dernier semblait avoir complètement oublié le rastafari.

Or, comme le pensait justement la tante, Ras Justice était fâché de la désertion du petit garçon car il avait été infiniment heureux de voir que l’enfant pouvait rester des heures à écouter ses discours, et, en un sens, il le considérait comme un disciple potentiel. L’enfant était aussi une nouveauté dans la vie de Ras Justice lequel, à mesure qu’il progressait dans sa foi, se distanciait de plus en plus des gens qui l’entouraient jusqu’à se sentir parfois aussi éloigné d’eux que l’étoile la plus lointaine. Seul le garçon avait su pénétrer dans son monde, ne remettant en question que ses manifestations superficielles. Le garçon ne réclamait ni ne prenait rien qui vînt de ce monde. Le garçon se contentait d’être.

Ras Justice en voulait aussi au garçon de l’avoir abandonné parce que, tout simplement, il lui manquait. En effet, une fois le garçon parti, il lui fallait de nouveau affronter sa solitude. Mais il avait encore un autre motif de contrariété : il n’aimait pas le vieux. En réalité, il le craignait et le détestait pour une raison dont il avait grande honte, une chose qui s’était passée alors que son père était encore en vie et, lui, tout jeune garçon de ferme au Domaine, une chose à laquelle il n’aimait pas du tout penser. Et depuis ce jour-là, il avait toujours soigneusement évité de s’approcher de l’homme chaque fois qu’il venait pour ses nerfs.

Aussi loin que Ras Justice se souvînt, il venait tous les ans pour ses nerfs. Pourtant, au début, il n’avait pas l’air d’aller si mal que ça ; c’était alors un bel homme, sans doute du même âge que l’oncle, bien qu’il en parût le double à présent. Il passait des heures à se promener sans but dans la propriété. La chose à laquelle Ras Justice n’aimait pas du tout penser, c’était la façon dont l’homme l’observait. Même à cette époque où il n’était pas encore entré en religion, Ras Justice savait d’instinct que c’était un péché pour un homme que d’en regarder un autre de cette manière-là. Enfant, Ras Justice était employé aux petits travaux de la ferme : il nourrissait les jeunes veaux, soignait les poulets, aidait la tante à entretenir son potager. Il ne pouvait échapper au regard insistant de l’homme. Même quand il était tout entier à sa tâche, il sentait que l’homme l’observait, et s’il se retournait brusquement, l’homme était là. Il savait que l’homme n’était pas en train de regarder les poulets, ni ce qu’il faisait. C’est lui qu’il regardait. Il le regardait comme il aurait dû regarder une femme. Ras Justice faisait tout son possible pour éviter l’homme. Une fois, tous deux s’étaient croisés au portillon de l’arrière-cour et, comme Ras Justice se faisait tout petit dans l’étroite ouverture pour le laisser passer, l’homme avait carrément allongé le bras jusqu’à lui effleurer le visage. Ras Justice avait reculé instinctivement et l’homme avait continué son chemin sans rien faire d’autre que tourner la tête de son côté et lui sourire. C’était un sourire lourd de menace ou de promesse, et Ras Justice avait eu envie de tuer cet homme. Par la suite, durant des années, à chaque fois que l’image de l’homme lui était revenue en mémoire, il avait senti le sang lui monter à la  tête et éprouvé l’envie d’anéantir ce sourire.

Mais cela s’était passé il y a vraiment très longtemps. Au fil des années, l’homme avait paru plus fragile, moins assuré, et s’il se promenait toujours partout dans la propriété, c’était du pas incertain d’un marcheur de l’espace. À mesure qu’il devenait plus pitoyable, Ras Justice, se souvenant de Job, s’était senti plus indulgent à son égard, tout en continuant de garder soigneusement ses distances. Au bout d’un certain temps, il avait même oublié son ancienne peur, sa peur puérile de cet homme qui, après tout, ne lui avait jamais fait aucun mal. Mais à présent, l’homme était revenu, pour ses nerfs, et le garçon lui aussi était là, et cette configuration inquiétait profondément Ras Justice.

Ras Justice était homme à se concentrer profondément, puis, par mesure de compensation, à se lancer dans l’action de manière soudaine et parfois irrationnelle. Il appliqua alors toute sa puissance de raisonnement au problème. Mais raisonner ne l’aida en rien. Il en fut si bouleversé qu’il prit l’incroyable décision d’aller trouver la tante pour la supplier s’il te plaît occupe-toi du ti-garçon. Mais la tante, ravie que Ras Justice eût enfin éprouvé le besoin de s’adresser à elle, saisit l’occasion pour le sermonner sur son apparence, ses manières, son attitude, si bien que dans ce dialogue de sourds où ils en vinrent à élever la voix tous les deux en même temps, elle ne l’entendit pas marmonner les mots « Sodome » et « péché », ni évoquer l’insouciance qui habite le cœur d’un enfant.

En vérité, quand elle se remémora plus tard quelques mots de la conversation, elle les chassa de son esprit, les attribuant au fait que Ras Justice était jaloux de se voir supplanté aux yeux de l’enfant, et elle se réjouit de son chagrin. Ras Justice aurait pu faire venir l’enfant pour le reconquérir, l’arracher au vieux, mais il était trop fier et redoutait que le garçon ne s’imaginât qu’il ne pouvait plus vivre sans lui. Alors Ras Justice finit pa faire la seule chose en son pouvoir : essayer de constamment garder l’œil sur le garçon et le vieux. Tandis qu’il passait autrefois l’après-midi assis dans sa case, il prit désormais l’habitude de venir s’asseoir sous l’arrière de la maison, monté sur pilotis, et de rester là, immobile. Son perchoir préféré était un gros rocher lisse situé juste sous la chambre du jardin dont les marches le dissimulaient à la vue. Pour calmer ses esprits, il décida que, si jamais l’enfant était en danger, Jehovah-Jah lui enverrait un signe, n’importe lequel. En attendant, son coutelas près de lui, il poursuivait consciencieusement sa lecture de la Bible.

Le vieil homme et l’enfant avaient pris l’habitude de passer de longs moments dans la chambre : le vieil homme se reposait et, quand il le croyait endormi, l’enfant essayait de recréer un peu de la magie de la pièce en vidant les casiers de leurs trésors. Mais, parfois, toute la vie dont il avait jadis investi les objets de la pièce semblait les avoir quittés, absorbée par le vieil homme et ses mystérieux « nerfs ». Il ne savait rien sur les nerfs, sinon qu’ils étaient vivants et qu’il les sentait vibrer dans la pièce comme des fils télégraphiques. Le bourdonnement se produisait même quand le vieil homme dormait, il trouvait cela bizarre – jusqu’au jour où il découvrit que, bien souvent, l’homme n’était pas du tout endormi mais l’observait en cachette, les yeux mi-clos. Tout d’abord, cela le gêna et le mit mal à l’aise : il aurait aimé se retrouver en sécurité dans la case de Ras Justice. Mais il ne quitta pas la pièce. Car à présent il avait honte de retourner auprès de Ras Justice. De plus, quelque chose lui disait que s’il abandonnait la pièce, ne serait ce qu’une fois, alors, même après le départ du vieil homme, il ne pourrait jamais plus, sous quelque forme ou apparence que ce fût, se la réapproprier.

Il continua donc à surveiller l’homme et à se rendre dans la chambre pendant qu’il s’y trouvait. Mais sachant désormais que l’homme l’observait, il devint plus conscient de lui-même, ainsi que de l’homme. Parfois, assis au bureau, il se retournait brusquement vers le lit et triomphait quand il surprenait le vieil homme en train de refermer les yeux en vitesse. D’autres fois, quand il était sûr que l’homme dormait parce qu’il l’entendait ronfler doucement, il s’approchait du lit et se penchait sur le visage mal rasé s’efforçant de trouver en lui-même des pouvoirs capables de neutraliser les nerfs qui parcouraient l’homme. Mais quand ce dernier était éveillé, il restait à distance car il sentait que le vieil homme l’attirait peu à peu vers lui, probablement au moyen de ses mystérieux nerfs. Il pressentait qu’un jour le vieil homme s’approcherait d’assez près pour le toucher et si pareille chose arrivait, il craignait de tout perdre – Ras Justice, la chambre, le monde enchanté, l’ordre même qui régnait dans la vie de l’oncle et de la tante et qu’il aimait et détestait à la fois –, de les perdre à jamais et d’être condamné lui aussi à flotter, effaré, à travers l’espace et dans le temps, vêtu d’un costume trois fois trop grand pour lui.

Et puis, une après-midi où l’homme faisait sa sieste comme d’habitude dans la pénombre de la chambre, le garçon entra sans un bruit et se mit à jouer avec les objets qui se trouvaient sur le bureau de l’oncle, les pierres fines, les clous rouillés, les papiers officiels et le niveau à bulle. Il y avait un jeu auquel il jouait souvent : il essayait tout d’abord de placer l’œil en plein centre du niveau, ce qui n’était pas facile car le dessus du bureau était incliné, puis il tentait de projeter son esprit tout au fond de l’œil de manière à pourvoir accéder au monde mystérieux qui, il en était sûr, existait de l’autre côté. Il était tellement absorbé par ce jeu qu’il n’entendit pas le vieil homme. Plutôt, il eut d’abord l’intuition de sa présence, puis il sentit son souffle. Le garçon bondit de sa chaise, reposant le niveau de travers car le vieil homme, debout près de lui, n’avait plus l’air ni timide ni idiot. Ses cheveux ébouriffés se dressaient sur sa tête comme toujours, le col sale de son tricot de corps dépassait de sa chemise et il sentait la même odeur que d’habitude, mais ses yeux n’étaient plus ni faibles ni vagues. Ils fixaient intensément le garçon et ils lui intimaient un ordre. Le garçon sentit tout à coup son corps s’affaiblir, se vider. À travers un film semblable à celui qui recouvrait l’œil dans le niveau à bulle, il vit l’homme s’avancer vers lui.

Il recula, le cœur battant à tout rompre, et, sur le rebord de la fenêtre, sa main rencontra un minuscule objet : c’était l’éléphant d’ivoire. Instinctivement, il le tourna face à la porte du jardin par laquelle, pensait-il, à tout moment maintenant, Ras Justice allait entrer avec son coutelas brillant, même s’il y avait dans l’air plus qu’une menace d’éclairs de chaleur. Or son cœur cognait si fort qu’il savait que Ras Justice, où qu’il et quel que l’état du ciel, ne pouvait manquer de recevoir son message.

De la même autrice

Zigzag et autres nouvelles de la Jamaïque
Zigzag et autres nouvelles de la Jamaïque

L’univers d’Olive Senior est chatoyant et rude : tout s’y conjugue et s’y entrecroise dans sa Jamaïque natale – amour, pauvreté, folie, tendresse, injustice, magie noire. La peinture d’un présent très contemporain y côtoie celle d’un passé proche où la mémoire de l’esclavage et le racisme imprègnent encore la vie…