Simon, piéton de Manhattan
Qu'est-ce qu'un « oeil d’écrivain » ? C'est le regard de Claude Simon que l'essayiste Lucien Dällenbach voilà trente ans, s’est efforcé de capturer, une semaine durant, alors que le romancier séjournait à New York. Une ville qu’après lecture on serait tenté de décrire comme une métonymie architecturale de l’oeuvre de Claude Simon. L’ouvrage commence par une comparaison qui unit la cité américaine, le magasin d'antiquités de La Peau de chagrin de Balzac et le discours de réception de l’écrivain au prix Nobel, où il revient sur les divers épisodes de sa vie. Un magasin où se trouve tout ce qui a été fabriqué, une ville où tout cohabite, une existence formée d'épisodes divers. Partout des fragments qui aspirent à former une complétude. Cette nature fragmentaire, la ville la porte haut dans sa skyline (la ligne dessinée par les sommets des immeubles) qui émerveille Claude Simon : une harmonie tout en ruptures. Elle l’affiche aussi dans ses façades quand Dällenbach voit Simon fasciné par la coexistence des styles architecturaux sur un même immeuble il établit aussitôt le lien entre cet hétéroclisme et celui de l'auteur capable de faire coexister les extrêmes. Simon ne pouvait que révérer Picasso. Dallenbach le montre au MET, en émoi devant le chaos maîtrisé de L'Enlèvement des Sabine par Poussin, ou en extérieur face aux Groupe de quatre arbres de Dubuffet, oeuvre d’art intégrée à la ville. Bien entendu, l’essayiste en vient à son propre concept de la mosaïque, « structure conflictuelle, qui se construit par l'affrontement et l’équilibre de deux forces antagonistes force totalisatrice, centripète, tendant à l’unité et à la monotonie ; force dissonante centrifuge tendant à préserver la spécificité irréductible des fragments ». Voilà la ville et l’oeuvre proprement cernées, jusque dans leurs mouvements. Cela compte au regard du dernier chapitre, où Dällenbach déplore la transformation que risque de parachever le centenaire de sa naissance, en octobre prochain, de Claude Simon en figure tutélaire, divinité d'une littérature exigeante, qui ne sera plus lue, mais étudiée… En montrant un homme sans cesse en mouvement, un œil qui ne cesse de se promener, de s’étonner, Dällenbach tente de le sauver de la pétrification des commémorations.
Alexis Brocas