Domaine français
Parution Nov 2013
ISBN 978-2-88182-906-2
200 pages
Format: 140 x 210 mm
Disponible

Alain Schaffner

Albert Cohen, le grandiose et le dérisoire

Domaine français
Parution Nov 2013
ISBN 978-2-88182-906-2
200 pages
Format: 140 x 210 mm

Résumé

Albert Cohen, romancier, mais aussi poète, dramaturge et autobiographe, n’est pas seulement  la voix du peuple juif dans la littérature française. C’est aussi un grand satiriste, un romancier de la passion, un explorateur des écritures du moi, un inventeur de formes et un styliste hors pair, usant magistralement de toutes les formes de l’oralité. Son œuvre baroque est pleine de jeux de miroirs, de renversements, de mises en abyme, et d’excès comiques ou tragiques.
La tension qui s’y établit entre le grandiose et le dérisoire résume la manière dont se tisse dans l’oeuvre le lien entre éthique et esthétique : d’un côté une morale athée de la compassion, de la « tendresse de pitié », un intérêt porté aux obscurs, aux sans-grade; de l’autre une esthétique du contrepoint, une polyphonie flamboyante, un appel à vivre avec intensité.

Auteur

Dans les médias

« (…) L’œuvre de Cohen est construite sur des antithèses. Elle jette un trouble. C’est sa force. C’est la force aussi de cet essai qui en fait briller les contraires. » Ghania Adamo

Extrait

 

Chapitre 7

La passion amoureuse : le sublime, le ridicule et le tragique

 

La peinture de la passion amoureuse occupe progressivement une place de plus en plus importante dans l’œuvre de Cohen. Dans Solal, le rôle des femmes, Adrienne de Valdonne et Aude de Maussane, se situe encore dans la droite ligne de celui qu’elles jouaient dans les romans de formation du XIXe siècle : elles sont surtout pour le héros un moyen de parvenir. Solal abandonne ainsi Adrienne lorsque vieillie, il ne la désire plus et qu’elle ne lui sert plus à rien. Il délaisse la consulesse pour Aude, la fille du président du Conseil. Certains passages de Solal mettent pourtant en scène l’éblouissement amoureux dans des termes qui sont presque déjà ceux de Belle du Seigneur : « Lorsque Solal revint, il rencontra Aude près du saule et s’approcha d’elle. Ils allèrent assez longtemps ainsi, côte à côte, sans parler, un merveilleux effroi au cœur. Un pic noctambule auscultait. ». Le lyrisme amoureux prend donc bien naissance dans le premier roman de Cohen : « Les yeux baissés, elle prit la main de Solal. Noble chaleur. Quel velours dans le sang. Marche silencieuse. Ô la complicité des débuts. Ô douceur de l’amour. Ô blanches baies de soie dans tous les buissons. Ô toi que j’aime. Ô toi la première et dernière. Ô miraculeusement surgie. Sur le fond sombre du ciel, des dieux d’artifice poursuivaient de lumineuses déesses. ». Le jeune homme enlève Aude, l’épouse, devient député puis ministre, mais il est en proie au remords de l’abjuration et au retour du refoulé que représentent son père Gamaliel et ses cousins céphaloniens réfugiés dans les caves de son château à Saint-Germain. Solal est par ailleurs terrifié par le fait d’être désormais un mari. Lorsqu’il s’interroge sur les raisons pour lesquelles cela lui est arrivé, jamais le mot amour ne lui passe par la tête : « Il l’avait enlevée par joie et parce que le mariage avec Jacques devait avoir lieu dans un quart d’heure et parce que le cheval galopait bien. Et cette autre sérieuse l’avait assassiné de son extase à devenir sa femme au clair de lune. Pourquoi avaient-elles toutes cet eczéma de mariage ? Il l’avait épousée parce qu’elle était tellement sûre d’être épousée. En somme, il avait été victime d’un abus de confiance. ». Après l’échec de la Commanderie, et avoir vécu un temps d’une vie médiocre et désargentée, les jeunes gens se séparent et Aude, enceinte, retourne vers Jacques de Nons. En d’autres termes, la jeune femme se trouve malencontreusement prise entre les exigences sociales de Solal -celle du Juif qui cherche à s’imposer dans la société française – et le destin christique ou messianique auquel il ne peut se soustraire. Bien des éléments de Belle du Seigneur sont pourtant déjà présents dans Solal : l’éblouissement amoureux, l’ennui lié à la vie en commun, la tentation de la violence (Solal enferme Aude dans une chambre du château), la menace permanente du suicide. Mais la passion amoureuse n’est qu’une des composantes de l’intrigue parmi d’autres : s’y noue le lien complexe et douloureux du héros oriental avec le monde occidental qu’il cherche à conquérir.

Belle du Seigneur, indique clairement, par son titre-périphrase désignant l’héroïne, que le livre va porter cette fois tout entier sur la relation qui unit la « Belle », Ariane, et son « Seigneur » Solal. Ce que la quatrième de couverture de l’édition blanche présente comme « l’éternelle aventure de l’homme et de la femme » est cette fois le sujet même du roman. « J’ai eu un moment l’envie d’arrêter quand tout allait pour le mieux entre Solal et Ariane, à l’apogée de la passion. C’était beau aussi, non ? Et puis Bella a absolument voulu que nous poursuivions. Elle avait raison. Ainsi Belle du Seigneur est devenu un pamphlet contre la passion et non pas le grand roman d’amour dont on a parlé. » Un « pamphlet contre la passion » ? C’est à voir. Une chose est sûre au moins : en comparant Solal et Belle du Seigneur, on observe un très net recentrement de l’intrigue sur la question amoureuse, accompagné d’une prodigieuse amplification du roman car – d’une manière sans doute proustienne – il s’agit désormais d’observer l’évolution de la relation amoureuse dans le temps. Plus de mariage et plus d’enfant cette fois, il faut selon les termes de Solal qui sont aussi ceux de Cohen dissocier le « sexuel » et le « social » afin d’observer les avatars de la relation amoureuse dans le cadre d’une sorte de roman expérimental.

      Le premier temps est celui de la séduction : au premier chapitre de Belle du Seigneur se déroule une scène absolument inédite dans le roman français, et sans doute européen, du XXe siècle. Solal, arrivé avec deux chevaux et un valet d’écurie entreprend « l’entreprise inouïe », « ce que nul homme jamais ne tenta, sache-le, nul homme depuis le commencement du monde ! ». Entré sans être vu dans la maison d’Ariane, à Cologny près de Genève, il revêt un étrange déguisement comprenant outre les bottes de cheval qu’il a conservées, « un vieux manteau délabré » et « une toque de fourrure mitée ». Pour faire bonne mesure, il y adjoint sa « cravate de commandeur » de la Légion d’Honneur qu’il a emportée par erreur.

« Mais le plus important restait à faire. Il enduisit les nobles joues d’une sorte de vernis, appliqua la barbe blanche, puis découpa deux bandes de sparadrap noir, les plaqua sur ses dents de devant, à l’exception d’une à gauche et d’une à droite, ce qui lui fit une bouche vide où luisaient deux canines. Dans la pénombre, il se salua en hébreu dans la glace. Il était un vieux Juif maintenant, pauvre et laid, non dépourvu de dignité. Après tout, ainsi serait-il plus tard. Si pas déjà enterré et pourrissant, plus de beau Solal dans vingt ans. » Lisant le journal intime d’Ariane, espionnant ce qui se passe dans la maison, l’étrange personnage dissimulé derrière un rideau se dévoile soudain et lui fait une longue déclaration d’amour où il lui raconte son éblouissement amoureux dans des termes dignes des romans romantiques : « En ce soir du Ritz, soir de destin, elle m’est apparue, noble parmi les ignobles apparue, redoutable de beauté, elle et moi et nul autre en la cohue des réussisseurs et des avides d’importance […] et au premier battement de ses paupières je l’ai connue. C’était elle, l’inattendue et l’attendue, aussitôt élue en ce soir de destin, élue au premier battement de ses longs cils recourbés. Elle, Boukhara divine, heureuse Samarcande, broderie aux dessins délicats. Elle, c’est vous. » On trouvera peut-être ce coup de foudre bien unilatéral et difficilement réductible aux classifications de Jean Rousset. Mais Solal y découvre une forme inédite de réciprocité. « Alors, écoutez, elle s’est approchée de la glace du petit salon, car elle a la manie des glaces comme moi, manie des tristes et des solitaires, et alors, seule et ne se sachant pas vue, elle s’est approchée de la glace et elle a baisé ses lèvres sur la glace. Notre premier baiser, mon amour. Ô ma sœur folle, aussitôt aimée, aussitôt mon aimée par ce baiser à elle-même donné. » La déclaration d’amour de Solal recèle donc bien les éléments d’un coup de foudre réciproque, Solal se proposant d’occuper la place laissée vide par le baiser donné à son reflet par Ariane.

Mais la jeune femme est terrifiée par l’intrusion de ce personnage grotesque dans sa chambre : « elle grelottait dans sa robe du soir. Un fou, avec un fou dans une chambre fermée à clé, et le fou s’était emparé de la clef. » Se sentant menacée, elle feint d’accepter l’offre de son amour. L’enjeu religieux de cette mise en scène se révèle soudain dans le discours de Solal : « Gloire à Dieu, dit-il, gloire en vérité, car voici celle qui rachète toutes les femmes, voici la première humaine ! ». Lorsque le vieillard s’avance vers elle pour lui donner un baiser avec sa bouche édentée où luisent deux canines, Ariane terrifiée recule « avec un cri rauque, cri d’épouvante et de haine ». Elle lui jette un verre à la figure, le blessant légèrement. Solal lui intime alors de se retourner, retire son déguisement et l’autorise à nouveau à le regarder, métamorphosé en prince charmant : « Oui, Solal et du plus mauvais goût, sourit-il à belles dents. […] Et il y a un cheval qui m’attend dehors ! Il y avait même deux chevaux !  Le second était pour toi, idiote, et nous aurions chevauché à jamais l’un près de l’autre, jeunes et pleins de dents, j’en ai trente-deux, et impeccables, tu peux vérifier et les compter, ou même je t’aurais emportée en croupe, glorieusement vers le bonheur qui te manque. ». Avant de partir, le héros devenu franchement injurieux lui fait une dernière déclaration, particulièrement rabaissante : « Mais d’abord, femelle, écoute ! Femelle, je te traiterai en femelle, et c’est bassement que je te séduirai, comme tu le mérites et comme tu le veux. A notre prochaine rencontre, et ce sera bientôt, en deux heures je te séduirai par les moyens qui leur plaisent à toutes, les sales, sales moyens, et tu tomberas en grand imbécile amour, et ainsi vengerai-je les vieux et les laids, et tous les naïfs qui ne savent pas vous séduire, et tu partiras avec moi, extasiée et les yeux frits ! En attendant, reste avec ton Deume jusqu’à ce qu’il me plaise de te siffler comme une chienne ! »

Dès cette première rencontre, le mythe romantique de la passion est mis à mal par Cohen. Le héros cherchant à se faire aimer pour son âme juive, c’est-à-dire indépendamment de cette beauté qu’il associe au paganisme (il est « beau à vomir », ne rencontre qu’incompréhension et rejet. Il décide alors de transformer l’élan passionnel émotif, spontané et irraisonné, en une séduction programmée, froide et machiavélique – en d’autres termes de ravaler le grandiose coup de foudre à la mécanique implacable d’un « art d’aimer », pour reprendre le célèbre titre d’Ovide. La posture qu’il adopte au début de la scène, celle du puritain, est grevée par des contradictions insolubles qui le renvoient à l’autre posture qu’il occupe à la fin de la scène, celle du libertin. D’une part il est pour le moins curieux de prétendre racheter toutes les femmes en en incitant une à tromper son mari – cela revient en effet à commettre un adultère, manifestement contraire aux Dix commandements. D’autre part, comment Solal peut-il être sûr de ce que rejette vraiment Ariane dans cette épreuve à laquelle elle est soumise : le Juif, le vieillard, le fou ou l’intrus qui a pénétré dans sa chambre et par lequel elle se sent menacée ?  L’épreuve est trop nettement surdéterminée pour avoir valeur de preuve en quoi que ce soit. Enfin, les réactions de joie cruelle du protagoniste à la fin de l’épreuve semblent bien indiquer qu’il recherchait dans cette tentative, si incongrue qu’elle puisse paraître, une paradoxale caution morale qui l’autorise à se livrer à ses penchants séducteurs et libertins en toute quiétude. L’échec de l’épreuve originelle conditionne ainsi la deuxième étape de la relation entre les amants.

 

 

 

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