Domaine français
Parution Juin 2009
ISBN 978-2-88182-652-8
384 pages
Format: 140 x 210 mm
Disponible

Domaine français
Disponible

Alexandre Lazaridès

Adieu, vert paradis

Domaine français
Parution Juin 2009
ISBN 978-2-88182-652-8
384 pages
Format: 140 x 210 mm

Résumé

Dans une ville qui n’est jamais nommée, au bord d’un des plus grands fleuves du monde, un enfant vit l’enfer des secrets de famille. Ses parents appartiennent au monde de la diaspora, ils restent des étrangers au pays.
L’univers de l’enfant est clos et menaçant malgré la tendresse lucide de la mère. Le « petit hérisson » se réfugie dans des cachettes d’où il observe la vie familiale. Quand il devient le témoin d’événements plus cruels encore qu’il ne les imaginait, il est frappé d’inertie. Lui aussi doit alors, dorénavant, porter le poids du secret.
Ce roman des origines est captivant. Le narrateur ponctue le récit de ses souvenirs par des intermèdes dans lesquels, adulte, il va découvrir les vrais dessous du naufrage. Si le «vert paradis» baudelairien part en fumée, la saveur des mots et le retour constant à des motifs, comme dans une tapisserie orientale, font de ces pages un grand voyage au pays de l’enfance.

Auteur

Alexandre Lazaridès

Originaire du Caire, en Égypte, Alexandre Lazaridès vit à Montréal depuis 1965. Il a fait carrière dans l’enseignement collégial, a publié un essai, Valéry. Pour une poétique du dialogue (Presses de l’Université de Montréal, 1978), et s’est intéressé à la critique dramatique et musicale.

Extrait

 

Prélude

Terreurs d’enfants

Les « joies de l’enfance », dites-vous ? Je ne sais de quoi vous parlez, cher ami. J’en ai bien peu connu pour ma part, et votre expression sonne à mes oreilles comme une contradiction dans les termes. Je n’ignore pas que l’usage en a fait un credo ; je m’étonne malgré tout que le cruel, l’impitoyable Baudelaire s’y soit laissé prendre, avec son « vert paradis des amours enfantines », « l’innocent paradis, plein de plaisirs furtifs », le « paradis parfumé » où « tout n’est qu’amour et joie » ; il devait pourtant sa-voir que si les paradis existent, c’est pour que nous en soyons chassés tôt ou tard. Croyez-moi, je ne mets aucun cynisme dans cette affirmation, du regret tout au contraire ; j’envie ceux qui, comme vous, parlent de leur enfance avec attendrissement. Je ne conserve de la mienne aucune nostalgie, et l’aurais sans hésiter rayée de ma mémoire si elle n’avait été enterrée vive par des événements dont la violence même m’interdit tout oubli. C’est pourquoi, en dépit des émerveillements qui peuvent la visiter, je tiens l’enfance pour la plus terri-fiante des époques de la vie et m’estime heureux d’en être sorti vivant, à peu près sain d’esprit encore.

J’aurais aimé penser n’avoir été qu’une de ces exceptions qui confirment la règle ; de nombreux exemples m’en empêchent. Ma fille, dont vous connaissez le tempérament à la fois réfléchi et enjoué, m’a fait, pas plus tard qu’hier, une réponse surprenante comme elle en trouve parfois ; elle semble avoir hérité son sens de la formule de sa grand-mère, je veux dire ma mère, morte il y a deux ans et qu’elle aimait beaucoup. Comme ce sera bientôt son anniversaire et qu’elle paraissait impatiente d’éteindre ses neuf bougies, alors que, d’habitude, elle attend que les choses arrivent, je lui ai demandé pourquoi elle avait hâte cette fois de grandir, de « vieillir », lui avais-je glissé sur un ton taquin que je prends plus volontiers avec elle qu’avec ses frères, et si c’était pour recevoir plus vite ses cadeaux. Elle m’a répondu presque gravement : « Non, papa, c’est pour cesser d’avoir peur. » Je n’ai pas eu le cœur de m’enquérir de quoi, ou peut-être de qui, elle avait peur, craignant seulement d’avoir manqué à mon rôle de père : j’avais tant espéré que l’enfance serait, pour elle comme pour mes deux garçons, le « vert paradis » que je n’avais pas connu ! J’ai été d’autant plus bouleversé par sa réponse que ma cadette passe pour une enfant épanouie, au contraire de ce que j’étais à son âge ; elle venait innocemment de me remettre dans la gorge des tourments dont elle ignore tout, alors que je croyais avoir réussi à les apaiser après de longues années de lutte. Depuis, ces trois mots, « cesser d’avoir peur », bourdonnent dans ma tête et m’ont mis sur la défensive, comme vous le constatez un peu à vos dépens, je vous prie de m’en excuser ; c’est surtout à moi-même que je suis en train de m’en prendre.

Je vois à votre air que vous vous demandez quelle a pu être mon enfance pour que j’en parle avec tant de ressentiment. Je pourrais vous la raconter, ce que j’entreprendrai pour la première fois devant quelqu’un ; je le ferai, ce soir, en témoignage de confiance et d’amitié, pour que vous appreniez ce que cache mon calme « un peu irréel », comme vous me l’avez gentiment dit une fois. Vous n’aviez pas tort : ce n’est qu’une cuirasse tout en apparences qui me pèse de plus en plus, une porte fermée à double tour depuis si longtemps que je crains d’en avoir pour toujours perdu la clé. Malgré votre indulgence que je sais très grande, certains détails de mon récit pourront vous paraître choquants, y compris ceux qui concernent mon propre comportement d’enfant rongé par la honte et aveuglé par une rancœur inconcevable au très jeune âge qui était le mien. Si donc je vous ai confié peu de chose au sujet de mes origines depuis que nous nous connaissons, c’est parce qu’il m’est pénible d’évoquer les sentiments qui ont marqué les premières années de ma vie ; le moment est sans doute venu de sauter l’obstacle et d’aller jusqu’au bout de ce voyage dans le passé.

 

Le pays lointain où je suis né est très différent de celui où nous sommes, différent par le climat, les coutumes, l’habillement, la langue, la culture, la religion, et bien d’autres choses encore ; situé à la jonction névralgique de l’Afrique et de l’Asie, c’est aussi, comme vous le savez, un des plus anciens au monde. À cette époque, de nombreuses communautés de diverses provenances, européenne, balkanique, slave, eurasienne, y étaient installées, principalement dans la capitale millénaire et dans la première ville portuaire, elle-même vieille de plus de deux mille ans. Elles détenaient une bonne partie du commerce du pays, et les mariages mixtes, comme celui de mes parents, n’y étaient pas rares. Cela donnait lieu à des croisements linguistiques insolites ou savoureux ; il fallait savoir s’y retrouver dans les réunions familiales, des régals polyglottes qui avaient leurs risques et leurs inconvénients !

Ces communautés se tenaient à l’écart des couches populaires qu’elles méprisaient plus ou moins, et dont elles ignoraient le plus souvent la langue, avec une bonne conscience de colonisateur qui ne scandalisait pas encore ; quelques phrases rudimentaires leur permettaient de se faire comprendre d’une domesticité locale abondante et bon marché. Leurs enfants ne fréquentaient que des écoles privées, religieuses ou laïques, toutes importées, toutes conservatrices, toutes réputées pour leur rigueur et souvent critiquées pour leur médiocre, voire inexistant, enseignement de la langue ou de l’histoire du pays. En étaient évidemment exclus les enfants du peuple, un peuple maintenu dans la pauvreté et l’ignorance tant par un système politique attardé que par des traditions tenaces venues d’un autre âge, dont, au premier chef, une oppression des femmes qui faisait mal à voir.

Malgré tout, à l’exception d’un vocable populaire, à l’origine déférent mais employé de plus en plus souvent par ironie, pour désigner comme « étrangers » les membres de ces communautés dont la plupart étaient pourtant installées là depuis un siècle au moins, et d’un autre, apparemment plus neutre, qui les étiquetait comme « non-citoyens » ou gens « à côté », une réelle tolérance caractérisait le monde urbain curieusement complexe dans lequel j’ai grandi. Elle s’est maintenue jusqu’aux bouleversements politiques, aussi prévisibles qu’inévitables, qui ont coïncidé avec mon adolescence et mon départ du pays peu après ; ils ont incité, sinon obligé, nombre de ces « étrangers » et « non-citoyens » à l’exil, ne leur laissant souvent pour tout bien que les souvenirs, retouchés par les regrets, de cette longue vallée blottie entre deux déserts, l’une des plus verdoyantes du monde grâce à son fleuve légendaire, et que nous croyions tous destinée à demeurer en dehors du temps, comme devrait l’être tout paradis.

 

J’aimerais d’abord vous montrer une photo vieille de plus de quarante ans ; elle se trouve dans cette boîte en fer-blanc, sur le guéridon, près de vous, avec quelques autres que j’ai récemment rapportées du pays. La voici. Elle avait été prise dans un des nombreux cinémas de plein air de la capitale, des « ciné-jardins », disions-nous alors, très différents des ciné-parcs actuels ; j’y allais souvent avec ma mère durant la longue belle saison parce qu’il était proche du quartier assez central que nous habitions. Regardez : là, assis sur cette chaise en osier, c’est moi, enfant ; je dois avoir quatre ou cinq ans. Les « joies de l’enfance », en voyez-vous beaucoup sur ce visage ? Il me paraît plutôt inquiet…

Mais avant d’entamer mon histoire, permettez-moi d’arrêter le CD que nous sommes en train d’écouter ; nous le reprendrons plus tard, je ne serai pas long.

 

 

Jardins

Dans ce pays au climat béni des dieux où les arbres ne perdent jamais leurs feuilles, les ciné-jardins gardent leurs portails ouverts durant six mois, du milieu du printemps au milieu de l’automne. La projection en plein air commence tout de suite après le coucher du soleil, et même avant lorsque les jours allongent beaucoup ; le tout début de séance offre ainsi des images que pâlissent encore les lueurs du crépuscule.

Moins d’une heure plus tard, il suffit de quitter du regard l’écran qui a enfin trouvé ses vraies couleurs pour aller à la rencontre du toit miraculeux d’un ciel toujours criblé d’étoiles. S’il ferme un peu les paupières, lorsque se lève une brise impatiemment attendue durant les jour-nées très chaudes, l’enfant peut avoir l’illusion de naviguer en haute mer. Sous la caresse du vent, la majestueuse voile tendue devant les spectateurs immobiles ondule paisiblement avec toutes ses images animées, pendant que des effluves de jasmin flottent sur de longues rangées d’yeux illuminés au hasard par de brefs rougeoiements de cigarettes.

À vrai dire, l’enfant est trop petit pour suivre le déroulement d’un film ; il ne comprend pas la langue parlée par les acteurs, que la mère dit presque toujours être de l’anglais, et ne peut encore lire les sous-titres en deux langues, celle du pays et la langue européenne pratiquée par l’élite des « étrangers » ou « non-citoyens » ; il fixe le plus souvent l’écran dans un état d’hébétude. Tout de même, les soirées aux ciné-jardins passent comme un rêve.

La programmation hebdomadaire comprend deux films dont l’un, projeté au début et à la fin de la soirée, vient de finir sa carrière dans une des salles luxueuses du centre-ville, alors que l’autre, plus ancien, est encore souvent en noir et blanc. La mère donne le signal du départ après le deuxième film, mais, si elle tient à revoir le premier, à cause d’une vedette qu’elle place parmi les « grandes étoiles au firmament du cinéma », et aussi, ajoute-t-elle parfois, « pour en avoir pour notre argent », ils ne partent qu’après minuit. Le marchand de sable est passé ; il faut réveiller l’enfant plongé dans d’autres rêves.

Lorsqu’il craint trop pour la vie de ses héros, l’enfant quitte sa chaise, va se mettre entre les genoux de la mère, lui prend une main et la serre très fort. Elle lui chuchote à l’oreille « ne t’en fais pas, mon hérisson, tout ça est truqué, les acteurs font seulement semblant, et puis, il y a des cascadeurs qui les remplacent dans les scènes dangereuses » ; il est fâché de l’entendre parler ainsi et regagne sa chaise, résolu à continuer d’avoir peur dans son coin afin de bien profiter du film, car lui aussi sait déjà « faire semblant ».

Il demande parfois à la mère la permission d’aller s’asseoir dans la toute première rangée, boudée par les spectateurs à moins qu’ils ne soient très myopes ou que le ciné-jardin ne soit bondé. L’intention secrète de l’enfant est de se rapprocher des acteurs cachés derrière l’écran et d’attirer leur attention sur lui ; il leur fait de temps en temps des signes discrets de la main et d’aimables sourires encore plus discrets, ou même imperceptibles, mais eux, tout à leurs affaires, ne répondent jamais, ne le voient même pas du monde lointain où séjournent les « grandes étoiles ». Il en est parfois vexé.

Durant la projection, la mère commente pour elle-même à voix très basse les scènes d’amour au long desquelles les couples s’embrassent à bouche que veux-tu ; elle dit par exemple « c’est dégoûtant ! » ou « c’est d’un malpropre ! » L’enfant ne se rappelle pas avoir jamais vu les parents s’embrasser, sans doute parce que « le septième art, ce n’est pas la vie, ça », c’est le père qui l’affirme ; l’enfant ne comprend pas pourquoi le cinéma est le « septième » et non le premier, car il est toujours enchanté quand la mère lui annonce gaiement vers la fin de certains après-midi, lorsqu’il s’ennuie ferme, « viens, allons nous évader au Paradis » ; il se jette alors à son cou pour la couvrir fougueusement de baisers bruyants qui la font rire comme une jeune fille, puis court vers sa chambre se donner un coup de peigne. Lui est bientôt prêt, mais il doit attendre la mère longtemps sur le pas de la porte avant que ne commence le voyage imaginaire d’un soir.

 

Au début de la séance, des photographes attitrés proposent leurs services aux spectateurs ; après un développement rapide, les photos leur sont remises durant l’entracte, ou même, très discrètement, durant la projection. C’est l’un d’entre eux qui a pris cette photo un peu floue au ciné-jardin Paradis, le préféré de l’enfant et de la mère.

Son nom tient à l’aménagement paysager de l’entrée, avec palmiers élancés, hibiscus arbustifs aux fleurs rouge sang, plates-bandes d’annuelles multicolores alignées le long d’une allée sablonneuse garnie de petits galets qui rappellent la mer. De hauts treillis recouverts de jasmins toujours en fleur et de bougainvillées bleu lavande courent de part et d’autre de la salle ; tout le côté avant est occupé par un écran immaculé.

Quand, accroché au bras de la mère, l’enfant passe les grandes grilles et se trouve plongé dans ce décor tropical, son cœur se gonfle de bonheur ; il se croit conduit par un génie des Mille et Une Nuits, de ceux qui ont la puissance de franchir en un clin d’œil de vastes espaces, avant de vous déposer dans une contrée merveilleusement lointaine. La mère est une habituée des lieux ; le guichetier, un homme selon toute apparence bien bâti, la connaît et ne la lâche pas, les deux font un long brin de causette en riant beaucoup pendant qu’elle achète les billets. L’enfant trépigne alors et la tire par la main, il a hâte de pénétrer dans le royaume enchanté des images mouvantes.

Sur cette photo en noir et blanc, maintenant jaunie, on voit l’enfant installé dans un fauteuil en osier, une jambe repliée sous le corps, l’autre pendante, au bout d’une longue rangée de chaises dont toutes ne sont pas occupées. Il lance vers l’objectif un regard inquiet et furtif en détournant un peu la tête ; il a des cheveux rebelles et les traits mal définis, son visage est arrondi, un peu lunaire ; il porte une barboteuse à carreaux que la mère a elle-même cousue sur sa vieille Singer. Les deux mains de l’enfant sont étroitement croisées sur son ventre, les doigts tout entortillés, et même s’il se trouve au premier plan, ce n’est pas lui qu’on remarque d’abord parce qu’il n’est pas vraiment là.

Cette belle femme assise derrière lui, c’est la mère, elle doit être au tout début de la trentaine ; elle rayonne d’énergie dans sa robe blanche à larges revers très à la mode ; son sourire est radieux avec un brin de malice, mais une tristesse lointaine rôde dans ses beaux yeux noirs. À ses côtés, après une chaise inoccupée, il y a le frère qui lui ressemble beaucoup et la dépasse déjà presque d’une tête ; il est de neuf ans l’aîné de l’enfant ; les épaules fièrement déjetées vers l’arrière, il regarde le photographe avec cran de ses petits yeux ronds, l’air d’un coq ; l’enfant paraît chétif en comparaison de cet adolescent à la carrure affirmée.

Depuis que le grand frère a atteint « l’âge ingrat », soupire la mère, il dédaigne les sorties en famille pour « courir les rues avec sa bande d’hurluberlus », mais il a bien voulu les accompagner au Paradis ce jour-là. C’est qu’il n’aime pas beaucoup le cinéma, à l’exception des films de Tarzan, l’idole des jeunes de son âge ; il passe aussi de longues heures penché sur les bandes dessinées de son héros préféré ; il affirme à tout venant que le populaire habitant de la jungle est un « homme de la nature, libre et fort, ah ! quels muscles ! un vrai modèle » ; l’enfant pouffe « oui, un vrai singe ! » et ne manque pas de lui rappeler, lorsqu’ils croisent dans la rue un montreur de singes qui fait danser et sauter sa bête amaigrie au rythme d’un tambourin au milieu d’un cercle de badauds, « voici ton Tarzan plein de muscles », à quoi le grand frère rétorque d’un ton grave « c’est curieux, mais je trouve que ce chimpanzé te ressemble beaucoup », l’enfant répond du tac au tac à la manière de la mère « c’est que ta vue a beaucoup baissé, tu devrais porter de grosses lunettes, mais papa dit que les filles n’aiment pas ça, les garçons à lunettes ».

La chaise inoccupée entre la mère et le grand frère, ce n’est pas la place du père, parce que lui ne les accompagne jamais dans les ciné-jardins, il doit travailler beaucoup et tard, à ce qu’il dit ; mais elle a sa petite histoire dont la mère se souvient encore. C’était la place de l’enfant, mais il a craint qu’un spectateur ne vienne occuper la chaise devant la sienne et ne l’empêche de voir le bas de l’écran, d’autant plus qu’il n’est pas grand pour son âge ; alors, il est allé s’asseoir devant la mère qui aime bien, elle aussi, s’installer sur l’une des deux longues allées qui parcourent la salle ; là, en se penchant parfois légèrement de côté, il peut voir tout l’écran sans être dérangé. Et c’est à ce moment que le photographe serait arrivé.