Peu avant sa mort, mon beau-père parlait souvent de la bibliothèque disparue. Elle se trouvait à l’est du fleuve Oder, dans cette partie de la Poméranie allemande devenue polonaise en août 1945. On traduit Hinterpommern par Poméranie orientale ou ultérieure, et ce nom augmente encore le caractère lointain, périphérique et oublieux de ce pan de terre des bords de la Baltique. A l’heure du thé, il lui arrivait, tout cravaté dans son costume usé, de prendre sur ses genoux un des rares volumes vestiges de sa collection décimée pour me le montrer. Ici un manuel illustré d’escrime, L’Académie de l’Espée de Girard Tibault de 1630, dont il se disait qu’il me plairait parce qu’il était en français, là les trois fascicules reliés du Blumenbuch de Sibylla Maria Merian de 1675 avec leur théâtre de fleurs exubérantes, là encore, un psautier luthérien imprimé à Nuremberg en 1563.
Chacun de ces livres avait son histoire, dont les épisodes récents étaient associés aux exodes qui avaient suivi la Deuxième Guerre mondiale. Le psautier, par exemple, avait transité par la Suède. Mon beau-père l’avait reçu par la poste à la fin des années 70, avec une lettre d’excuses. L’expéditeur avait été en mars 1945 ce soldat de l’armée allemande en déroute qui s’était servi sur les étagères de la bibliothèque d’un château vide. Sa lettre disait l’importance qu’avaient prise pour lui ces chants de l’Ancien Testament faits de louanges, d’exhortations et de repentance. Il avait, après la guerre, reconstruit une existence et tourné la page. Ce n’est qu’à sa retraite que ce livre compagnon de détresse avait commencé à le troubler. Il avait voulu retrouver son ancien propriétaire afin de le lui rendre.
Avec d’autres objets plus imposants, ces livres anciens formaient un ensemble curieux dans la petite maison de mes beaux-parents. Elle avait été construite au milieu des années 50, à Bad Godesberg, à quelques kilomètres de Bonn, grâce à un crédit accordé aux réfugiés de l’Est. Dans sa salle de séjour aux plafonds bas, ouverte sur une baie vitrée, tenaient un canapé, trois fauteuils et une armoire, mais aussi des gravures anciennes, un pan de tapisserie et des portraits de famille qui, jusqu’en mars 1945, avaient orné les larges murs d’un château en Poméranie orientale. Toutes ces choses avaient été déplacées par la guerre, charriées sur de nouvelles rives, comme l’avaient été mes beauxparents. Ils s’appelaient Ferdinand et Margarethe von Bismarck-Osten.
Ce qui prenait toute la place dans leur salon, c’était la Grande carte topographique du duché de Poméranie de 1618, dessinée par le mathématicien poète Eilhard Lubin. Le cartographe avait arpenté des milliers de kilomètres au cours de l’automne 1612, montant sur les rares collines de cette province notoirement plate ou grimpant aux clochers les plus hauts, muni de ses instruments mathématiques lui permettant de mesurer la distance exacte entre deux points. Le résultat est une description précise du duché avec ses villes, ses villages, mais surtout ses innombrables lacs, forêts, rivières, marais. En s’approchant, on distingue au plus sombre des bois, des sangliers et un cerf. Et, sur les flots de la lagune, à l’embouchure de l’Oder, entre la mer, la terre et quelques récifs, on identifie encore une petite embarcation en bois avec des canotiers qui semblent vouloir traverser le fleuve à contre-courant vers nous.