Plus Azriel, avec son prodige à la remorque, se rapprochait de son retour à New York, plus Pravly se dissolvait totalement, nimbé d’une brume idyllique, tandis que les traits de la grande cité américaine gagnaient en substance dans son esprit. Chaque mille ajoutait des touches au tableau, et chaque nouveau détail le rendait plus cher à son coeur.
Il rentrait à la maison. Il le ressentait plus âprement, plus passionnément, chaque jour, chaque heure, chaque minute. Sandy Hook était à portée de vue.
Existait-il quoi que ce soit de plus beau, de plus sublime et de plus exaltant que la vue, par une claire matinée d’été, du port de New York depuis un paquebot à l’approche ? Shaya vit dans les effets enchanteurs de la mer, de la verdure et du ciel une nouvelle version de ses visions du paradis, où, confortablement installés derrière un feuillage luxuriant, les justes – vénérables vieillards à la barbe argentée – hochaient du chef et se balançaient au-dessus des volumes aux reliures dorées du Talmud. Cependant, impressionné par l’ombre portée d’une telle magnificence, le coeur de Shaya s’alourdit d’une intolérable attente, et il se cramponna à Azriel.
À bord, tout n’était que remue-ménage et espérances. Les petites machines du pont ne cessaient de mugir et les passagers, sur leur trente et un comme s’ils se rendaient à l’église, s’inquiétaient de leurs bagages et déambulaient d’un air festif, mais nerveux.
Azriel se contracta et se mordit la lèvre avec ravissement.
« Oh, que l’eau est bleue ! » dit Shaya avec mélancolie.
« L’Amérique est un beau pays, n’est-ce pas ? le rejoignit le vieil homme. Mais il n’arrive pas à la cheville de Flora. Attends un peu de la voir. Efforce-toi juste d’être un bon garçon, continua t-il en murmurant, attache-toi à ton Talmud, et ne consacre pas un seul grain de peper à quoi que ce soit d’autre, moyennant quoi tout ce que Dieu m’a accordé sera tien. Je n’ai pas de fils qui puisse dire le Kaddish pour mon âme lorsque je serai mort. Diras-tu le Kaddish pour moi, Shaya ? Observeras-tu l’anniversaire de mon décès ? s’enquit-il sur un ton implorant que le jeune homme ne lui avait jamais entendu.
— Bien sûr que je le ferai, lui répondit Shaya, tel un enfant obéissant.
— Tu le feras vraiment ? Que tu aies une longue vie pour cela. Je te logerai dans des palais et te chérirai comme la prunelle de mes yeux. Je ne suis qu’un rustre, mais elle est ma fille, mon unique enfant, et représente toute mon existence en ce monde. »
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