– 1 –
Il y a ces deux petites caméras de la vidéo-surveillance.
Si Mina pouvait les bouger un peu, elle verrait plus de choses.
Elle verrait les enfants d’Alger qui jouent au football.
Elle les entend dans la rue.
Quand le ballon roule jusqu’à la porte, elle voit un garçon.
Il ramasse le ballon et regarde en direction des deux petites caméras. Il fait une grimace et s’en va.
Mina est assise sur une chaise, les mains posées à plat sur ses genoux.
Immobile.
Elle fait souvent cela. Pour se souvenir de sa mère penchée la nuit sur sa vieille machine à écrire, à la lueur des bougies, pendant la guerre à Sarajevo.
Ca faisait clac clac clac, toute la nuit.
Les voisins ne se plaignaient pas. Au contraire. Tous disaient que c’était un signe de vie, de résistance à la mort qui les regardait et les menaçait du haut des collines alentour.
Mina rive ses yeux sur l’écran de contrôle installé dans le vestibule. Les images sont en noir et blanc. Le monde est en noir en blanc.
Elle imagine, de l’autre côté, le soleil maraudeur.
Elle imagine des lézards immiscés dans la pierre sèche, à l’écoute des silences.
Elle imagine des ombres lancinantes.
Elle imagine les odeurs funestes des oueds mêlés à celles des bougainvilliers de Hydra.
Elle imagine la peau d’Alger, qui a soif.
Les enfants d’Alger parlent une langue étrange, un mélange d’arabe et de français.
Ils crient dans la rue quelque chose comme « tardek balloun ». Ca veut dire : « Tu as tardé à donner le ballon ».
Les gens disent qu’il n’y a pas de vraie langue dans leur pays et qu’ils sont obligés d’en inventer une.
Quand Khalida vient faire le ménage le matin, elle demande à Mina : « Raki bel bien ? ». Ca signifie : tu vas bien ?
L’autre jour, elle a raconté qu’il y a eu un crasatotomobile dans son quartier, un accident de la circulation. Et que les jeunes filles qui bronzent en maillot deux pièces sur les plages pour riches sont appelées des fromagettes à cause du fromage à la forme triangulaire avec le dessin d’une vache dessus qui sourit.
Ca a fait rire Mina.
Avant, Khalida ne pouvait pas lui parler autant. Elle avait un peu honte et beaucoup de pudeur.
Quand son mari rentre, Mina lui dit qu’elle l’aime.
Elle l’attire, l’enveloppe, le prend.
Ensuite elle sonne la charge : elle tente de le persuader que sa vie serait meilleure si on la laissait jouer avec les deux petites caméras de la vidéo-surveillance, que ses journées seraient moins longues si elle pouvait élargir l’angle pour voir davantage la rue.
Mina se prostitue. Donnant donnant. Contre une totale liberté de mouvement autour et dans son corps, une négociation à mener.
Son mari feint d’ignorer la transaction.
Il répond évasivement que les caméras ne sont pas des jouets. Que leur sécurité dans ce pays ne sera jamais assurée.
Elle pense parfois qu’Alger ressemble à Lisbonne au bord du Tage : immobilités partagées, les mêmes navires ancrés là pour toujours, les trouées léchées par le ressac, les bruits sourds, le linge des terrasses et les odeurs du jasmin au soleil …
Mina voudrait voir un jour Lisbonne.
Sa mère lui a dépeint cette ville. Elle n’y est jamais allée mais elle a traduit du français au bosniaque le Livre de l’Intranquillité de Fernando Pessoa. Elle a fait cela sous les bombes de Sarajevo pour voyager et ne pas devenir captive. Elle a traduit un chef-d’œuvre en consignant chaque nuit sur une feuille blanche les pensées d’un petit employé de bureau, ses instants de désarroi, ses émois, ses gestes dérisoires, des choses de rien, toutes simples, des choses de la vie ordinaire.
– 2 –
Le mari de Mina est en mission à Oran.
Elle ferme les yeux, rêve d’errances.
Elle respire aux confins des rues, louvoie autour des réverbères jaunes parmi les lucioles de mer.
Elle emporte dans les nuits d’Alger les peines, le relent des fracas d’explosion.
Elle frémit à fleur de peau une caresse imperceptible sur la bouche des enfants endormis.
Sur la baie d’Alger, les lanternes des chalutiers confondent le faisceau d’étoiles. La rue reçoit dans ses cartons des épouses répudiées et des nouveau-nés. Les minarets sont déserts. Dieu appelle à la prière sans haut-parleur, confession nue, d’âmes à l’âme, intérieure.
Lorsque les étoiles se faufilent vers l’autre face du monde, elle côtoie le jour naissant à l’aide de gestes anodins tandis que des dangers la frôlent. Derrière ses yeux, la peur se divise et percute sa peau comme une balle de mousse aux trajectoires lentes et incertaines.
Mina est souvent seule.
Etrangère dans la ville.
La seule étrangère, parfois.
Alger est une rumeur, au-delà des murs.
Les silences qui se trament dans les maisons, tout autour, l’inquiètent.
Que se passe-t-il ?
Que se dit-il ?
On lui a expliqué que dans les pays arabes le secret des familles était une richesse aux mains des anciens.
Mina pense à des vies invisibles, à des existences insoupçonnées, aux enfants nés du péché cachés à vie.
Parfois le youyou des femmes ébruite une bonne nouvelle, une naissance, une annonce de mariage, un fils de retour au pays.
D’autres fois, c’est la complainte des jeunes filles qui rentrent tard. Pleurs, cris retenus, étouffés. Puis la semonce brève et puissante d’un homme.
Et le silence à nouveau.
Les garçons, ici, lui paraissent étrangement doux.
Ils attendent devant les murs, toute la journée.
En fin d’après-midi, lorsque le soleil est plus bas, ils sortent leurs oiseaux en cage, les posent sur les automobiles et leur parlent de football.
Elle a lu qu’il y a un souk des oiseaux à Alger et que les chardonnerets sont les plus recherchés parce que leurs chants sont mélodieux, comme la rumeur du paradis.
Ces oiseaux chanteurs viennent à dos d’âne du Maroc, acheminés par des contrebandiers.
– 3 –
Son mari organise des apéritifs, à la maison.
Mina se souvient de cette femme élégante, distinguée.
Elle lui a demandé quelque chose. Ce fut long à exprimer parce qu’elle cherchait comment elle pouvait dire cela. Elle lui a demandé si elle pouvait ramasser les assiettes en plastique, les gobelets en plastique, les couverts en plastique. Elle voulait même faire les poubelles pour récupérer ce qui avait été jeté. Elle a expliqué qu’elle travaillait au Samu social, qu’ils manquaient de tout ça pour les gens de la rue. Et elle a dit en souriant qu’un pays où pour pouvoir donner à manger il faut d’abord mendier de quoi servir à manger est une douleur, une immense douleur.
L’escorte de l’Ambassade la conduit chez un libraire. Elle est assise sur le siège arrière de la Mercédès blindée aux vitres fumées.
Sur un trottoir de boulevard, deux petites passantes de la fac centrale, bras dessus dessous, l’une couverte de voiles, l’autre en jupe et bas résille, échangent des secrets et des fous rires parfumés au jasmin.
Mina regarde filer ce bonheur soudain.
Peu de stigmates de la guerre en ville. Seuls la façade de l’hôtel d’Angleterre et les murs tâchés rappellent que des véhicules piégés sillonnent les rues. Les réminiscences sont ailleurs, perceptibles les journées de forte chaleur quand le cœur des Algérois bondit au passage d’une remorque à vide ruant dans les ornières sèches.
Mina ne parle pas avec les gardes du corps.
Interdit d’adresser la parole au chauffeur. Comme dans le tram de Sarajevo.
Elle les appelle les body.
Que pensent-ils d’elle ?
A leur façon de la regarder, elle croit que sitôt raccompagnée l’épouse du Premier secrétaire ils échangent des propos obscènes.
Elle a vu l’Ambassadeur seul sur le balcon de la Résidence, en chemise blanche.
Elle le surnomme Gatsby.
Même solitude, même élégance, mêmes mystères que le personnage de Scott Fitzgerald. Il la salue et lui dit qu’elle est belle.
Gatsby donne des réceptions sur la pelouse de la Résidence.
Il invite d’autres ambassadeurs, des intellectuels du pays, des hommes politiques aussi. En toute simplicité.
Un expatrié humanitaire raconte qu’il a répondu à une interview. La journaliste lui a demandé qu’elle était sa fonction. Il a répondu : chargé du volet santé mentale. Le lendemain dans le journal, il a lu : chargé du volet sentimental.
Tout le monde trouve cela drôle.
L’Ambassadeur d’Autriche demande que l’on répète l’histoire. Il n’a pas compris. Puis il éclate de rire en répétant : santé mentale, sentimentale.
Mina a pensé à Khalida qui parfois comprend mal le français.
Son mari l’étreint discrètement. Il a bu. Les intellectuels et les hommes politiques épient le couple qui se touche.
– Ca ne se fait pas en public dans ce pays, chuchote Mina.
Il ose pourtant une caresse en bas du dos puis répond à une convocation de Gastby qui d’un discret mouvement de la main lui fait signe.
Mina s’enferme dans les toilettes et se souvient quand elle était enfant de choses qu’elle ne comprenait pas, les mots des adultes, souvent effrayants.
Khalida vit sur les hauteurs de la ville, dans le quartier de Bab el Oued.
Les Algérois disent que c’est leur terrasse et que de là-haut ils voient toute l’Algérie : Notre Dame d’Afrique, la mer, les monts du Djurdjura, la plaine de la Mitidja, les petits chevaux de Tiaret, les lucioles du désert des Tassili qui furètent parmi la vapeur des lumières.
Khalida passe chaque jour, à la croisée d’un chemin, près du monticule de terre où Dahmane El-Harrachi, le poète chaâbi, inventa une nuit d’ivresse Ya Raya, la chanson mythique qui fait danser toute l’Algérie.
Elle a appris à Mina la chanson en arabe.
Mina se cabre, un foulard noué autour de ses hanches.
Un miroir reflète la transe, les ondulations du ventre.
Parfois Khalida enfile une robe moulante de Mina et rit de honte. Mina se voile et elle voudrait se présenter ainsi devant son mari, les mains et les pieds teints au henné.
Toutes deux, si différentes, qui sont nées et ont grandi si loin l’une de l’autre, apprennent à se connaître.
Une explosion au loin puis les sirènes de la police.
Le mari de Mina téléphone : « Il y a eu un attentat, ça va toi ? »
Mina va bien. Elle est à Alger, au centre du monde.
– Je vais bien, un bras en moins et la jambe gauche en lambeaux, je me soigne.
– Très drôle, répond son mari
Il raccroche.
Mina pense à toutes les Khalida dans la rue, à la sienne.
Le téléviseur diffuse la ronde de deux poissons rouges dans un aquarium. Ils se disent bonjour quand ils se croisent. Puis tout à coup, l’un demande : « Quelle heure est-il ? »
Mina rit. Elle ne s’arrête plus. Elle n’entend plus les sirènes.
Khalida apporte les journaux.
Elle ne les lit pas.
Elle ne sait pas lire.
Mina fait la lecture : « Tournage hier d’un film au port d’Alger : une scène de départ vers la France dans les années 70 lorsque les usines Renault faisaient encore appel à la main d’œuvre immigrée. Le paquebot Zeralda prêt à lever l’ancre pour Marseille sert de décor. Voyageurs d’aujourd’hui et figurants d’une autre époque se croisent sur la passerelle. Les premiers se moquent gentiment de la tenue désuète des seconds qui envient ceux qui embarquent pour de vrai. Au moment de ranger le matériel, l’équipe du film constate que deux acteurs ont profité du tournage pour monter dans le bateau, avec pour seuls bagages un costume rouge rapiécé et une valise remplie de pierres »
Le début d’un autre film, peut-être, pense Mina.
– Et toi, tu veux partir aussi ? elle demande.
Partir ? Khalida n’a jamais pensé cela.
– Je vais l’été une journée à la mer, elle dit.
Et ses yeux brillent très fort.