Alors comme ça Frisch, c’est votre père !?
Elle fut effrayée – qu’il ne dise pas Max Frisch, ni Monsieur Frisch, et avant tout: sur quel ton il le disait ! Mais lui aussi sembla effrayé. Elle tourna la tête.
Jusque-là c’avait été un jeu, rien de plus. Ils s’étaient téléphoné tout l’été ; il l’appelait régulièrement. Ça lui plaisait que ce soit lui qui appelle. Toujours plus souvent. Jusqu’en automne. Il appelait de différents endroits, quand il était en voyage, en voiture, en train, à la chasse. Elle ne l’appellerait jamais, lui promit-elle très vite ; sans qu’il le lui demande.
Elle aimait bien ses téléphones ; ils étaient drôles et légers, souvent elle devait éclater de rire à ce qu’il racontait. Une fois, un dimanche après-midi, depuis les forêts slovènes: ce matin de bonne heure, j’ai tué un cerf, et maintenant je suis très content, alors j’ai pensé à vous et je vous ai appelé…
Et quand son appel ne venait pas pendant quelques jours, elle commençait à attendre ; à chaque sonnerie, l’attendre ; et quand le téléphone restait muet, tendre l’oreille, s’il ne sonnait pas enfin ; et en même temps se demander, si elle ne l’avait pas ennuyé lors du dernier téléphone et qu’il ne ressentait maintenant plus l’envie de continuer à bavarder avec elle.
Souvent le matin elle écrivait ce qu’elle avait rêvé pendant la nuit ou ce qu’elle avait lu la veille qui, pensait-elle, pourrait lui plaire lors du prochain téléphone. Tout ce qu’elle lisait cet été-là, tous les textes qu’elle cherchait pour son anthologie sur Istanbul, elle le lisait toujours en se demandant aussi ce qu’elle pourrait lui raconter.
Et puis : j’aimerais bien vous voir, j’aimerais vous rencontrer, n’importe où, et parler avec vous. Bien sûr, elle avait espéré en arriver là. Elle aussi le désirait.
Venise s’offrait à eux : une exposition qui les intéressait les deux, Venezia e l’Islam – lui comme collectionneur d’objets d’Art islamique, et elle, qui était souvent tombée sur Venise dans son travail, voulait découvrir comment on voit Istanbul depuis la lagune.
Mais ensuite elle y était allée pour le voir lui, avant tout pour ça.
Près de la colonne Saint-Marc, quand elle s’approcha, elle ne vit personne qui lui ressemblait ; même si elle ne savait plus vraiment de quoi il avait l’air. Plus d’un an s’était écoulé depuis qu’ils s’étaient vus pour la première et unique fois à un vernissage. Il avait parlé des vieilles et précieuses broderies en soie d’Asie centrale, de leur confection et de leur utilisation, de la signification de leurs décorations et, ce qui lui plut, des différentes histoires qui pouvaient être liées à chaque pièce – qui étaient les brodeuses, les commanditaires, pour quelles fêtes dans quelles familles avaient-elles servi de décoration, et aussi : qui les apporta, par quel chemin en Russie, en Europe, en Inde, qui étaient ceux qui les amenèrent jusqu’en Israël. Mais elle trouva particulièrement charmant qu’il ne se gêne pas d’exprimer sa fascination pour la beauté de ces tissus, leurs couleurs, leurs formes, l’aspect satiné et doux de cette broderie, et qu’il caresse l’une ou l’autre, presque tendrement, lui semblait-il.
Elle le reconnaîtrait tout de suite évidemment, elle en était sûre.
Elle fit une fois le tour de la colonne, regarda autour d’elle, regarda ensuite vers l’eau – et alors, s’il ne venait pas !
Elle avait rêvé qu’il ne viendrait pas; et s’était demandé si elle devait décommander son voyage ! Enfin laisser tomber les illusions. Mais ensuite : Peu importe ce qui se passera – Saisis la balle au bond ! Et s’il ne vient pas ? Tu imagineras comment cela aurait pu être.
– Ben alors, vous êtes là !
Cette voix qui l’avait ensorcelée tout l’été, séduite, attirée – maintenant qu’elle était devant lui, elle était surprise – comme cet homme lui est étranger !
Pourtant elle dit :
– C’est magnifique que vous soyez vraiment venu. Sur quoi il la prit dans ses bras – elle s’étonna : que cela se passe si facilement ; que cela soit comme c’est maintenant.
– Pourquoi ne viendrais-je pas, si je dis que je viens –
Il riait, ses yeux étincelaient ; elle riait aussi.
Et tout parut très léger et très facile.
Mais ensuite pendant l’apéritif au Florian :
Un homme et une femme, plus jeunes ni l’un ni l’autre, les deux avec une longue histoire – une histoire bien à eux, que l’autre ne connaît pas. La magie de l’inconnu, voilà ce qui semblait surtout attirant, laissait apparaître plusieurs possibilités, danse sur la glace fine du présent.
Uniquement sa question : s’ils quittaient les deux leur monde un court instant, si elle pouvait s’imaginer qu’un troisième monde commun soit possible.
Ils étaient assis à une petite table près de la fenêtre, le garçon demanda ce qu’ils voulaient boire – lui un whisky, elle un sherry – ils ne savaient même pas ce que l’autre aimait boire ; ils n’avaient encore aucune expérience commune – et lorsqu’il dit au garçon quel whisky il voulait et comment il souhaitait qu’on le lui serve, elle l’entendit pour la première fois parler italien, avec une intonation aimablement dansante, moelleuse et tendre.
Quelles autres langues parlait-il encore, à part justement l’allemand et l’italien. Trilingue, depuis tout petit, lui apprit-il, puis elle posa encore des questions sur le Dreiländereck, dont il lui avait souvent parlé au téléphone ; cette région montagneuse où la Carinthie et le Frioul sont limitrophes avec ce petit pays au nord-ouest de l’ex-Yougoslavie. Qu’y a-t-il de si particulier là-bas, comment les peuples se mêlent-ils ; ce qui les distingue, ce qui les lie.
– Eh bien, puisque vous vous occupez de littérature, alors peut-être que vous connaissez Ingeborg Bachmann.
– Ingeborg Bachmann ? Oui, bien sûr que je la connais ; et comme elle fut une fois la compagne de mon père, je la connaissais aussi personnellement, un petit peu en tout cas.
Pourquoi lui a-t-elle dit cela – à quoi bon !
Déjà une fois ce matin-là, alors qu’ils déambulaient dans cette Venise éclatante de fête, elle avait dit quelque chose de semblable. Elle lui avait parlé d’Istanbul, la ville où elle avait vécu, heureuse ; elle ne raconta pas de quel genre de bonheur il s’agissait, mais qu’elle aimait cette ville, que c’était devenu sa ville. Il en avait été ainsi dès le début. Elle avait vécu plusieurs heureux hasards là-bas – Kismet, vous connaissez sûrement ce mot qui unit le hasard et la chance ; comparable peut-être avec chance en anglais, bien que pondéré autrement : il semble qu’il y ait moins d’initiative personnelle dans kismet, plus de hasard, dit-elle, puis elle regarda comment il réagissait. Traduire par le mot destin, en turc kader, serait trop lourd, trop tragique, trop profond.
Elle interpréta son sourire comme un encouragement à poursuivre, et continua donc à causer:
– À peine arrivée à Istanbul, déjà les premiers jours, oui, c’était comme dans un rêve ! Imaginez-vous, dans cette ville de quinze millions d’habitants – je ne connaissais personne, pas un chat – je rencontrai par hasard une connaissance, qui était là en séjour de formation avec ses collègues ; et elle me demanda si je voulais me joindre à eux le soir-même pour aller à une conférence sur la nouvelle littérature turque.
Il souriait encore, marchant à côté d’elle, la tenant toujours par le bras, légèrement et tendrement, un geste à peine perceptible, mais si bien qu’au-delà de ce contact se mêlait aussi toujours autre chose.
– Bien sûr que je voulais y aller, poursuivit-elle, bien qu’elle ne soit plus si sûre que cela l’intéresse toujours. Et après la conférence, je suis allée vers la femme qui l’avait donnée et m’adressai à elle. J’étais assez courageuse à l’époque, ou plutôt insouciante, j’osais beaucoup – en tout cas, je demandai à cette femme après son exposé si elle avait une idée d’un appartement pour moi, j’avais l’intention de m’installer complètement à Istanbul. Et en effet : il y avait dans sa maison un appartement disponible – si ce n’était pas un heureux hasard ! Toutefois, je m’installai dans un autre appartement, aussi dans le quartier de Cihangir, mais avec une vue de rêve sur la Corne d’Or et au-delà, en direction de Stambul, son profil particulier, avec tous ses minarets et ses coupoles, que vous avez certainement déjà vus en photo.
Il aurait pu en être ainsi. Elle aurait ainsi pu continuer à parler de son bonheur à Istanbul. Mais non. Au lieu de cela, elle évoqua le fait que l’exposé était en allemand, que la conférencière parlait un allemand excellent, absolument sans fautes, et qu’elle traduisait de la littérature allemande en turc, et qu’elle aussi avait traduit quelques textes de son père – qui n’est en fait pas du tout un auteur si inconnu, dit-elle – elle le dit comme si elle posait un as, un as qui remporte la partie.
Je vois encore devant moi les sauts sur les grandes dalles de pierres qu’ils traversaient, quand elle le dit.
Mais l’homme à côté d’elle ne demanda pas de qui il s’agissait – son absence manifeste de curiosité la surprit et la troubla, et elle se dépêcha de continuer à parler de cette traductrice :
– Imaginez, vous êtes dans une ville où vous ne connaissez personne, au moins quinze millions d’habitants, personne ne sait exactement combien il y en a vraiment – elle lui avait déjà dit une fois exactement la même chose – et là, vous rencontrez quelqu’un par hasard, qui vous introduit dans son milieu, celui qui vous intéresse par-dessus tout. Cette femme m’a ouvert toutes les portes, elle m’a emmenée partout, m’a présenté des artistes, des écrivains, des poètes, des journalistes. Mais ce serait mentir de dire que toute cette chance rendait les choses faciles. Au début, j’étais souvent très seule, j’ai passé des heures à monter et descendre les collines, sillonnant la ville jusqu’à m’en emparer; et ainsi elle est enfin devenue mienne…
Alors que la place Saint-Marc réapparaissait entre les colonnes, elle fut surprise quelques secondes d’être bien à Venise, avec lui, ce grand homme, étranger ; et je vois comment elle se défait maintenant de son bras, saute par-dessus les quelques marches, se retourne, le regarde, distante de deux pas, émerveillée par elle et par lui, et ne peut subitement plus imaginer où cela doit mener ; mais ensuite, elle rit :
– Quel heureux hasard, quelle chance fortuite, les deux en un, c’est ce que je voulais dire avec kismet.
Sur ce, il rit aussi.
Et en traversant la place St- Marc en diagonale, sa question, pourquoi Istanbul en particulier, pourquoi pas ailleurs.
– Je devais partir, quitter l’Allemagne, pour des raisons très personnelles. Peut-être qu’une autre fois je vous en dirai plus – elle envisageait donc déjà une nouvelle rencontre ! – avant Istanbul, j’avais déjà essayé ça à Rome.
Lorsqu’elle dit Rome, une expression effleura son visage qu’elle n’arriva pas à interpréter, et dans ses yeux, elle vit un étrange scintillement – elle fit l’impasse sur cette brèche très fine dans leur présent commun encore très mince :
– À l’époque je ne savais pas ce que je cherchais à Rome. Seulement que je cherchais quelque chose. Je me laissais porter ça et là, cherchant les endroits que je connaissais autrefois. Dans ma jeunesse, j’avais souvent été à Rome, mais je constatai désormais : Rome n’est plus Rome, ça a beaucoup changé ; ce n’était en tout cas plus ma Rome.
– Changé, dans quelle mesure?
– Ce n’est plus strictement italien, c’est devenu très européen.
– Ah oui ?
– Vous avez raison, on se trouve sur une des places les plus magnifiques du monde – et je parle et parle toujours d’autres lieux !
4 décembre 1991 Rome : CAMPO DEI FIORI
Dans un bar, dehors il fait froid et pluvieux, dedans moite avec des copeaux par terre (ou est-ce de la sciure ?) à cause de l’humidité. Après avoir commandé un thé chaud et une Spremuta d’arancio, j’entends quelqu’un derrière moi dire mon nom de l’époque dans un zurichois tout à fait standard. Je me retourne et vois un homme de mon âge qui me regarde plein d’espoir – je ne le connais pas.
Il aurait étudié à Zurich en même temps que moi ; il se rappelle même des cours que l’on a suivis… Je ne me souviens toujours pas de lui.
Quand je m’assois vers lui à sa petite table avec mon jus d’orange, j’apprends : il m’a admirée autrefois. J’étais un de tes admirateurs.
Admirée pourquoi ?
Tu étais la belle mais inapprochable fille de Max Frisch, à laquelle tout le monde (combien ?) s’intéressait à l’époque.
Je serais de préférence partie tout de suite. Mais je bus ma Spremuta et lui demandai ce qu’il faisait à Rome. (Je ne demandai pas comment il avait fait pour me reconnaître après presque trente ans.) Il avait fait de la recherche pendant un an sur je ne sais plus quoi et maintenant il était sur le point de rentrer en Suisse.
Tu as un appartement ici ?
Oui, j’en ai eu un! Pourquoi – tu en cherches un ?
L’appartement juste derrière le Campo dei fiori pour lequel il cherchait un nouveau locataire se trouve dans une ruelle très étroite: des chambres exiguës avec des plafonds très hauts, des meubles foncés, les fenêtres avec vue sur le mur presque palpable de la maison d’en face ; du soleil, me confirma-t-il, il n’en arrivait jamais directement à l’intérieur…
Ce dont je me suis déjà doutée, maintenant j’en suis sûre : ce ne sera pas Rome !
– Vous vouliez me parler du Dreiländereck, comment on vit là-bas, comment sont les gens là-bas.
– Oui, je voulais vous raconter ce qu’Ingeborg Bachmann a dit ; elle vient de là-bas, comme vous le savez peut-être, de Klagenfurt.
– Ça veut dire que vous connaissiez Ingeborg personnellement ?
– Oui, je la connaissais personnellement.
Il n’en dit pas plus, mais sortit une poignée de photos de sa poche : des montagnes, une infinité de forêts, un petit lac, aussi des gens de là-bas – ses copains de chasse et de boisson, dit-il – des compagnons typiques, certains avec des chapeaux de l’endroit sur la tête, assis dans une salle boisée, avec des cors de chasse contre les parois. Et plusieurs fois une maison, qu’il appelait cabane, entourée de prairies et de forêts – cet endroit d’où il l’a souvent appelée. Une fois, il téléphona, la nuit était si étoilée, qu’il avait pensé à elle, que ce serait beau si Madame Ursula était près de lui maintenant.
– À partir de vos récits, je m’imaginais ce lieu beaucoup plus montagneux, plus sauvage.
– Ben, ce n’est pas la Suisse – ou disait-il : comme votre Suisse? Plus tard, après avoir montré et commenté plusieurs photos, pendant qu’il les rangeait :
– En fait, pourquoi avez-vous quitté cette belle Suisse ?
– À cause de mon travail. D’abord pour la Suède, puis l’Ecosse, enfin nous avons monté une école de pédagogie curative au nord de l’Allemagne et nous sommes restés là-bas. Mais en fait, je suis partie, parce qu’à l’époque en Suisse il n’y avait pas de place pour moi – c’est comme ça que je le vois aujourd’hui en tout cas.
9 février 2004 Berlin : LA BARQUE EST PLEINE
Max ne comprenait pas à quel point c’était une véritable croix pour moi que d’être sa fille et de porter son nom. Quoi qu’il en soit, tu n’as pas besoin d’avoir honte, je ne suis ni un vieux nazi ni un sale capitaliste – non, il disait: un moine qui produit des armes –, ce qu’il produisait ne méprisait, ni n’exploitait personne.
Oui, il avait raison, vu comme ça.
Ce n’est que lorsqu’il me parla enthousiaste d’un nouveau film qui avait pour thème le comportement de la Suisse envers les réfugiés venus d’Allemagne à l’époque nazie et qui avait soulevé une vague de débats à propos du bien-fondé de l’attitude des Suisses à ce moment-là et comment cette culpabilité avait été vécue après la guerre, ce n’est que lorsque Max mentionna le nom du jeune cinéaste suisse, que je pus enfin lui dire :
Tu sais, je le connais. Nous avons étudié ensemble. A la fin d’un cours magistral dans la grande salle de conférence, un camarade me fit passer un billet plié : Non, il n’est pas de moi, me dit-il, mais d’un ami qui m’a demandé de te le donner.
Pourquoi ne me le donne-t-il pas lui-même ?
Parce qu’il n’ose pas.
Quand je dépliai le billet : belle inconnue ! – je crois que la lettre commençait comme ça, ou peut-être sans aucune amorce. Mais il avait écrit quelque chose que je n’ai jamais oublié : En février, lorsque tombe le soir, les hêtraies encore sans feuilles auraient la couleur de mes cheveux ; il avait aussi écrit qu’il était venu au monde avec de la terre sous les ongles … Sa manière d’écrire me plaisait, et, cela avant tout : que je lui plaisais, comme il me voyait – sans nom.
Bien sûr, Max comprit ce que je voulais dire. Et voulut encore savoir pourquoi il ne s’était rien passé autrefois entre l’auteur de la lettre et moi.
Aujourd’hui je l’ai revu : à la Berlinale.
Son œuvre réputée était exposée dans une rétrospective. Un mécène a permis de faire une nouvelle copie de ce film déjà presque disparu puisqu’il n’en serait resté qu’une copie, dont les bobines étaient en piteux état.
Je lui aurais volontiers parlé après la projection, mais cette grappe de gens autour de lui, l’adulant – je laissai tomber. Qu’est-ce que j’en sais s’il aurait été disposé, lors de «sa» soirée d’aujourd’hui à la Berlinale, à laisser jaillir une étincelle de souvenir d’un passé si lointain.
8 juin 2006 : REMPLAÇANTE
Lors d’un repas, il y a plusieurs années, à Berlin-Kreuzberg, dans un appartement sous les toits, en fait dans des combles aménagées, je me souviens des poutres apparentes dans cette grande pièce, six à huit personnes à une longue table, sûrement que le repas était très bon, les hôtes étant connus pour leur cuisine et leurs festins. Autrefois ils étaient liés avec Max lorsqu’il vivait encore à Berlin et, peu importe comment leur était venu l’idée, ils étaient partis ensemble pour l’Islande ; un voyage dont je savais seulement qu’il s’était terminé de péniblement. Max m’avait raconté de façon allusive qu’ils s’étaient beaucoup disputés concernant l’organisation pratique – avaient-ils vraiment été en vadrouille dans ce pays inhospitalier, avec une tente ? –, et qu’ils ne s’étaient ensuite jamais revus.
Pendant le repas, je me retrouvai de manière inattendue, sous le feu des critiques, de plus en plus attaquée, couverte de reproches à cause du comportement épouvantable de mon père en Islande, on me montra, ou plutôt on me démontra à quel point il était absolument impossible, asocial et inhumain.
Cette avalanche qui se déversait sur moi dans un bruit de tonnerre, sans s’arrêter – peut-être parce que je ne comprenais pas, je ne ruais pas dans les brancards, je ne disais pas clairement : je ne suis pas lui ! –, me laissa sans voix, puis je fondis en larmes, larmes que je ne pouvais pas retenir plus longtemps.
Si je me suis enfuie dans la précipitation ou si je me suis laissé consoler et reconduire à la table de mon hôtesse ou de celle qui m’avait amenée là-bas ?
9 mars 2006 Zurich : DANS L’ASCENSEUR
Après une séance du jury aux Archives Max Frisch à l’Ecole Polytechnique, pendant laquelle nous avions échangé et discuté des candidats possibles au prix Max Frisch, nous descendons en ascenseur au rez-de-chaussée. Cela signifie : nous, qui n’avons sinon rien à voir ensemble dans la vie (plus précisément : moi pas avec eux), nous trouvons pour un court moment relativement proches les uns des autres et nous taisons. Au-delà du commercial, nous n’avons rien à nous dire. Il ne vient à l’esprit de personne un mot salvateur, qui pourrait aider dans l’étroitesse de l’ascenseur ; à moi en tout cas pas.
D’autres fois, on évoquait la politique actuelle en Suisse ; ou l’un d’eux me posait la question qu’il me pose presque chaque fois : comment va votre mère.
Cette fois, dans l’ascenseur, nous nous taisons. Jusqu’à ce que l’un – le seul que je tutoie dans cette assemblée et que j’aime vraiment bien, avec lequel je sais être liée par une sorte d’amitié lointaine, qui existe, m’a-t-il toujours semblé, au-delà de son amitié pour Max – il regarde, intéressé, mon châle en laine pakistanais, une étole en laine fine brodée dans les bords et les coins, que j’ai posée autour de mon cou et sur mes épaules ; il en prend un bout dans la main, regarde plus précisément, dit : et moi qui pensais que tu portais sur ton châle un blason brodé !
Oui exactement, que tu penses de moi, que tu penses possible, que tu prennes un motif de Paisley sur mon châle pour un blason, ça tu le dois à Max. Tu me regardes à travers lui, ou plutôt à travers l’image que Max n’a pas de moi, mais qu’il a construite de ma mère – bien qu’elle n’ait jamais porté de foulard avec un blason ou quoi que ce soit de semblable.
Oui, tu as raison, je me suis fait avoir par Max !
29 mars 2007 Zurich : ARRIVEE À L’AEROPORT
Regard sur l’horaire des trains : jusqu’au départ du S16 il reste un peu de temps. Je traverse pour aller au kiosque, et encore loin de la devanture que vois-je: Max et Fritz dans la Kronenhalle, riant tous les deux ! Cette fameuse vieille photo sur la première page de la Weltwoche – encore une fois.
Encore une fois, à peine en Suisse : il est inévitablement omniprésent.
– Mais pourquoi êtes-vous partie ensuite pour Istanbul ?
– Parce que dans la société de là-bas certaines choses sont différentes, en particulier le rapport entre les sexes.
– Dans quelle mesure est-ce différent ?
– Peut-être qu’une fois, plus tard, je vous raconterai plus en détail. En fait, c’est une question très personnelle, très intime, pour laquelle je cherchais une réponse autrefois – ce que je ne savais pas du tout si précisément lorsque je me suis installée à Istanbul.
– Et, vous avez trouvé la réponse là-bas ?
– Oui, mais ma réponse n’était pas celle à laquelle, d’après votre sourire, vous semblez penser. Là-bas, être une femme ou un homme a, en tout cas d’après mon expérience, une autre signification, bien plus forte, dans la vie quotidienne, dans la rue, dans les magasins, dans les expositions, dans les fêtes, peu importe où, et il suffit que vous descendiez du bac de l’autre côté du Bosphore, à Üsküdar par exemple, pour en saisir l’importance majeure.
– Vous pensez à la distance entre les sexes dans les sociétés orientales ?
– Oh, bien au contraire, je pense à la présence permanente de la tension entre les sexes, l’existence continuelle du phénomène, être un homme ou une femme – ce qui ne se ressent plus que de façon très marginale en Europe Centrale et, pour dire sincèrement, me paraît marquer une bien plus grande distance.
Il sourit, se taisant.
– En tout cas, là-bas c’est aussi différent d’avoir un père, même un père comme le mien. Ce n’est pas un problème. Tout le monde a un père, quoi qu’il fasse professionnellement, en privé, le lien de famille ne fait pas de doute, si les individus s’aiment ou pas, se comprennent ou pas, vivent sous le même toit ou pas, cela ne joue aucun rôle, car un père est un père, une fille est une fille, et alors…
Complément à la REMPLAÇANTE : LEV KOPELEW
À Berzona, en été 1981, je trouvai sur le bord de la cheminée Und schuf mir einen Götzen de Lev Kopelew, dédicacé à Max en termes très chaleureux et amicaux. Je m’étonnai de la chaleur de cette dédicace (malheureusement je n’en sais plus la teneur exacte), et aussi du récit de vie de ce communiste passionné qui fut prêt, au début de l’époque soviétique, à se battre pour les idées communistes et à mettre sa vie en jeu pour le bien-être des hommes, jusqu’à ce qu’il soit obligé d’admettre à la suite d’expériences douloureuses pendant et après la Deuxième Guerre mondiale que cette voie, qui ne laissait pas de place à la pensée individuelle, ne pouvait conduire au but désiré.
Je me vois cet été-là, chaque fois que les obligations familiales me le permettaient, dévorer ce livre, à l’ombre d’un marronnier, le soir dans la loggia, la nuit dans mon lit ; et cela m’a beaucoup touchée que mon père soit visiblement lié d’amitié avec cet homme.
Lorsque Max fit son apparition vers la fin de nos vacances à Berzona, je l’interrogeai sur Lev. Il parla avec la plus haute estime de lui et avec une grande reconnaissance, raconta que cet ami courageux l’avait promené dans Moscou, lui, l’écrivain-hôte venu de l’ouest, et ne craignait pas d’être vu régulièrement en sa compagnie, au contraire, il prenait ce contact de l’ouest comme une protection pour sa propre personne.
Quelques années plus tard, au départ de Berzona, nous descendions vers Locarno sur la route sinueuse du Val Onsernone, et Max l’évoqua encore une fois, alors que nous parlions des différentes possibilités de se suicider. Une manière assez sûre serait, dans un des virages, autrefois encore sans glissière de sécurité, mais seulement balisés par des blocs de granit, de ne pas tourner le volant, donc de ne pas prendre le virage, mais de se laisser aller en chute libre au bas de la falaise. Pouvoir résister à cette tentation, Max dit qu’il le devait à Lev et à tous ceux qu’il ne connaissait pas, qui avaient été dans les camps de travail ou qui y étaient encore. Pour eux, il se sentait obligé de ne pas le faire, ne pas céder à un embarras personnel passager, depuis qu’il savait par Lev qu’une partie de ce que lui, Max, avait écrit, avait été transmis jusque dans les camps, souvent même sous forme de copies manuscrites, comme quelque chose où les hommes puisaient le courage de tenir. Que lui, un privilégié, qui peut penser et écrire sans être soumis à la censure, uniquement contraint par sa propre conscience, puisse s’anéantir à la légère, ne se justifierait pas face à eux.
Lorsque au milieu des années 80 je vis Lev Kopelew, que je ne connaissais que sur photo, descendre les escaliers du musée des Beaux-Arts de Düsseldorf, j’allai vers lui, spontanément, comme je le fais rarement, et lui dis que mon père avait si magnifiquement parlé de lui, sur quoi dans les yeux de ce vieil homme aux cheveux blancs resplendit un éclat si radieux que, oui, cela me fit chaud au cœur et que je me sentis avec lui, que je ne connaissais pas, comme avec un père. Je ne me souviens pas du peu dont nous avons parlé, seulement qu’il regrettait de ne plus être en contact avec Max ou si rarement, depuis qu’il ne vivait plus en Russie ; et bien sûr il me demanda de transmettre ses salutations à Zurich.
Sans jamais l’avoir revu, lorsque je lus l’annonce de sa mort dans le journal, en 1997, ce fut pour moi presque comme si j’avais perdu encore un père.