parution novembre 2017
ISBN 978-2-88927-463-5
nb de pages 560
format du livre 140x210 mm

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Yom Sang-seop

Trois générations

Traduit du coréen par Kim Young Sook et Arnauld Le Brusq

résumé

Dans la famille Jo, trois générations se côtoient : le grand-père, patriarche enrichi, conservateur et autoritaire, le père, homme moderne mais faible qui a embrassé le christianisme en même temps que la boisson et les femmes, et le fils, Deok-ki, étudiant déjà marié et père de famille, qui sympathise avec les marxistes. Nous sommes à la fin des années 1920, dans une Corée sous domination nippone. Ces trois hommes et leurs proches se cherchent, se heurtent et se querellent. Lorsque la santé du grand-père se détériore, les intrigues d'alcôve se déchaînent. Qui sera l'héritier ? Ce récit, paru pour la première fois en 1931 sous forme de feuilleton, est un des grands classiques de la littérature coréenne. Saga familiale et portrait d'une société en mutation, il passionne par ses rebondissements autant que par son réalisme, d'une grande modernité littéraire.

biographie

Après ses études au Japon, Yom Sang-Seop (1897-1963) retourne en Corée où il travaille comme journaliste et défend l'idée d'une littérature nationale. Auteur de récits et de romans, il devient le pionnier du réalisme et du naturalisme coréen. En 1928, après deux nouvelles années au Japon, il entre au quotidien Chosun Ilbo, où Trois Générations paraîtra sous forme de feuilleton en 1931. Yom Sang-seop est couronné de nombreux prix littéraires, dont le Prix de la Paix de l'Asie.

 

Générations

"Avec un art époustouflant du récit, l’écrivain brosse une généreuse chronique familiale, riche d’événements et, surtout, d’éclairages sur la vie tant privée, sociale que culturelle coréenne. Comme dans une estampe, les plans se superposent en transparence, la profondeur de l’image varie, mais les détails affûtés dessinent les repères et guident le regard." 

terregaste.fr

"D’abord édité en feuilleton dans le journal Chosun Ilbo en 1931, ce texte constitue un chef-d’œuvre de littérature réaliste. Au sein du Séoul colonial, il suit en « temps réel » une pléiade de personnages précipités dans la modernité asiatique sous domination japonaise : avec une précision cinématographique, Yom Sang-seop scrute ses effets corrupteurs sur une famille et son entourage. Vieille génération confucéenne évanescente, chrétiens écartelés entre la foi et l’humiliation nationale, étudiants marxistes appelés par les sirènes du Komintern, jeunes femmes conquérant leur liberté, tous aspirent à être eux-mêmes dans ces temps bouleversés. Coupe dans le flux du devenir, Trois Générations renvoie aujourd’hui l’écho d’un monde qui préfigure la variété cosmopolitique qui est désormais la notre." Arnauld le Brusq, co-traducteur de Trois Générations 

Payot Lausanne

"Dès les premières lignes, on est happé par la modernité stupéfiante de cette histoire mouvementée, humainement complexe, dont les personnages secondaires très travaillés accentuent les subtils reliefs. Une formidable découverte !"

L'intégralité du coup de cœur ici : http://www.onlalu.com/libraireql?idl=Payot

Le Divan

"Publié en 1931 sous forme de feuilleton, ce classique de la littérature coréenne est enfin publié dans sa version intégrale. Saga familiale et portrait d'une société en mutation, ce texte, profondément réaliste, est incroyable de modernité."

Trois générations: extrait

Deux amis

 

Depuis la terrasse en terre-plein du pavillon des femmes, Deok-ki regardait un des domestiques occupé à emballer, sur le maru*[1], une literie neuve, en vue de son départ le lendemain. Son grand-père, mains derrière le dos, surgit du quartier des hommes en grondant, sourcils froncés :

« Deok-ki, il y a quelqu’un qui te demande... Qu'est-ce que c’est que ce type ? Avec la tête qu’il a... Tu devrais quand même te choisir des amis plus corrects. Comment se fait-il que tous ceux qui viennent pour toi ont cette allure-là ? »

Puis, s'étonnant de la literie que le serviteur était en train d’empaqueter, il demanda :

« Qu’est-ce que c’est que ça ? C’est quoi cette couverture ? » Et, s’approchant, il la saisit des deux mains : « Quel culot ! Mais c’est de la soie ! Quand on a mon âge, on peut se le permettre, mais un étudiant, en emporter à l’étranger pour la saloper ! Qu’est-ce qui vous a... »

Il fixait maintenant la jeune épouse de son petit-fils qui se tenait dans la cuisine, intimidée.

Profitant de ce que les reproches se portaient ailleurs, Deok-ki se sauva en direction du quartier des hommes.

D’après les cheveux hirsutes et la dégaine miteuse auxquels son grand-père avait fait allusion, le jeune homme avait reconnu dans son visiteur Kim Byeong-hwa.

« Hé toi ! Je pensais justement aller te voir après dîner », lança-t-il, l'accueillant avec d’autant plus de chaleur qu’ils ne s’étaient pas vus depuis deux jours et devaient se quitter pour un bon bout de temps.

Bien campé, les mains dans les poches de son manteau poussiéreux, l'autre ironisa avant d'éclater de rire :

« Un bourgeois comme toi, venir me rendre visite ! Tu devrais plutôt aller faire tes adieux au président de la Banque de Corée...

— C’est plus fort que toi, chaque fois qu’on se voit tu me charries. Tu ne peux pas changer un peu de registre, non ? »

Pour Deok-ki, se faire traiter de bourgeois par son ami était particulièrement vexant. Certes, il avait la chance de ne manquer de rien mais par les temps qui couraient ce sarcasme lui paraissait déplacé.

« Entrons !

— Pour quoi faire ? Sortons plutôt, j’ai un petit creux et je n’ai pas envie de m’imposer à la table de ma pension... Si tu veux bien m’inviter, je t’emmène dans un endroit bien.

— Comme tu y vas ! Et si c’était à moi de choisir et à toi de m’inviter ? »

Tout en parlant, Deok-ki était entré dans la pièce qu’il occupait temporairement dans le pavillon des hommes.

Après avoir jeté un coup d’œil à l’intérieur, Byeong-hwa lui demanda, la main tendue : « Commence plutôt par me donner une cigarette. J’ai besoin de me mettre quelque chose dans la bouche !

— Et comment tu fais pour fumer quand je ne suis pas là ? » rétorqua son ami en riant et en lui lançant le paquet de cigarettes Pigeon rangé sur son bureau bas. Tout en ôtant son costume coréen, il continua : « Tant que tu ne m'as pas taxé au moins une cigarette, tu n'es pas satisfait. Et si pour une fois nous échangions nos mentalités de classe et nos rôles d’exploitant et d’exploité ?

— Tu es bien radin pour une simple cigarette. Tel grand-père, tel petit-fils ! »

Byeong-hwa dégustait le tabac en aspirant profondément la fumée avant de la recracher lentement :

« Deok-ki, je t’attends dehors. Si le vieux rapplique et recommence à m'inspecter des pieds à la tête cela risque de ficher notre plan en l’air. »

Sur ce, il s’éloigna et franchit le portillon du quartier des hommes.

Deok-ki aussi avait bien l’intention de déguerpir avant le retour de son grand-père. Ce dernier méjugeait de son ami sans le connaître. Juste à sa mise et à sa coiffure négligées, il l’avait d’emblée pris pour un parasite, craignant qu’au contact d’une pareille mauvaise graine son petit-fils apprenne surtout à boire et à flanquer l’argent par les fenêtres.

« Demain, à quelle heure est-ce que tu pars ?

— Hum, probablement vers le soir. »

Élevé dans l'opulence et sans contrainte, Deok-ki n’avait pas encore décidé quel train il prendrait. Cela pouvait être le lendemain, le sur-lendemain ou encore dans trois jours.

« Peu importe quand exactement. En tout cas, tu as dû recevoir un paquet d'argent, pas vrai ?

— Vu le caractère de mon grand-père, tu penses bien qu’il ne me donne rien sans calculer au plus juste.

— Pleure pas. Tu as peur que je te tape ?

— Même si c'est ton intention, tu crois que j’ai de quoi te donner ?

— En tout cas, je ne te laisserai pas partir sans que tu me files de quoi tenir un mois au moins. Si je vivais chez des gens à l’aise je pourrais manger chez eux tranquillement, mais figure-toi que la fille de mon propriétaire travaille à l’usine. Grâce à elle, ils achètent leur riz mesure par mesure alors qu’il est vraiment bon marché ces temps-ci. C’est pitié de voir ça...

— Ah... »

Deok-ki eut d’abord l’air de les plaindre mais il conclut en riant : « Et en plus ils hébergent un mec fauché comme toi ! »

La fille ouvrière, l’achat du riz à la mesure alors qu’elle ne coûte que vingt centimes de won il ignorait la valeur exacte du riz mais en avait entendu parler par hasard – et par-dessus le marché ce Byeong-hwa qui habite chez eux sans régler sa pension depuis trois ou quatre mois...

Bien qu’il eût demandé l’adresse avec l’intention de s’y rendre un jour, Deok-ki n'était jamais allé chez son ami et avait du mal à se représenter la vie qu'on y menait. Cela ne l'empêchait pas d'éprouver de la pitié au récit de Byeong-hwa. Non seulement il comprenait sa réticence à  prendre ses repas chez eux mais il ressentait aussi, à l'évocation de cette jeune fille obligée de travailler en usine, de la tristesse, teintée il est vrai d'une pointe de curiosité. Ayant grandi dans une famille riche, il ignorait absolument tout des nécessités premières de l'existence. Cependant il était sensible et sa jeunesse le rendait capable de tous les élans.

Au bout de cinq à six longues minutes, pour dissiper la gêne d'avoir fait allusion à la pauvreté de son ami et le réconforter, il se mit à plaisanter :

« En somme, cette fille te fait manger à l'œil. Mais toi, tu n'as pas l'intention de la croquer toute crue, quand même ?

— On dirait que ça t’inquiète... rassure-toi, ses parents ne sont pas inconscients au point de confier leur fille à un pauvre bougre comme moi », lui répondit Byeong-hwa qui sentait sa demande d'argent progresser dans la bonne voie.

« Une fille ouvrière en usine, ce serait l'épouse idéale pour toi. Pour commencer, tu pourrais la présenter à ton groupe.

— Laisse tomber, mais je pourrais peut-être commencer par te présenter toi à eux, penses-y.

— Moi ? Hors de question pour un bourgeois comme moi... »

Deok-ki esquiva le sujet. Comme ils débouchaient sur une rue à tramways, il s'informa :

« Mais où est-ce que tu m’emmènes ? »

Ils se trouvaient au niveau de la deuxième section de Hwangkeum-jeong.

« Au lieu de prendre le tramway, marchons encore un peu. Jusqu’à la troisième section de Bon-jeong.

— Où ça ?

— Je te dis que j’ai déniché un endroit intéressant, pas cher, avec une fille magnifique et pas pipelette... D'ailleurs, je redoute le choc, que tu en tombes à la renverse.

— Qu'est-ce qui te fait croire ça ?

— Tu verras bien quand on y sera. »

Les deux jeunes gens se rapprochèrent de Bon-jeong.

« Tant qu’à faire, on pourrait plutôt aller dans un bon restaurant.

— Mets tes goûts de luxe de côté, veux-tu ? Le moindre plat occidental, mon vieux, ça vaut plus qu’une mesure de riz. Si tu as les moyens, tu ferais mieux d’aider les projets d'un jeune homme vraiment utile à la société, comme moi.

— Pour te mettre en valeur, une vraie grenouille qui se gonfle, ça tu sais y faire. Et quand il sera encore plus utile à la société, ce jeune homme pourra sans doute se faire nourrir, cette fois non plus pendant trois mois seulement mais pendant trois années entières, par une jeune ouvrière d'une usine de caoutchouc, je suppose, rétorqua Deok-ki.

— La fille de mes logeurs te préoccupe on dirait.

— En effet, je trouve ta situation déplorable et la sienne aussi.

— Qu'est-ce que ma situation a de si déplorable ? » répliqua Byeong-hwa, un peu vexé. Puis, sur un ton qui n'avait plus rien de la plaisanterie, il ajouta : « C’est la raison pour laquelle un jeune bourgeois oisif dans ton genre doit faire son autocritique.

— Qu'est-ce que tu racontes tout d'un coup ? Mais où est-ce qu'on va à la fin ?

— Ça y est, on est arrivés », répondit Byeong-hwa avant de pousser une petite porte qui, dans l'enfilade des boutiques, ne se distinguait en rien.

Deok-ki serait passé devant sans même la remarquer. Là, surpris, il leva les yeux et tomba sur l’enseigne Bacchus, en caractères latins.

À la suite de son ami, il entra et découvrit un endroit pareil aux bars de Tokyo. Sous ses chaussures, le sol était mou, de terre battue simplement recouverte de sciure. Grand comme une coque de noix, le local vide était fort sombre.

Écartant le tissu de la portière, une femme japonaise sortit de l'arrière-salle et manifesta sa joie de voir Byeong-hwa. Visiblement, ces deux-là se connaissaient déjà. Tout en s’asseyant sur une chaise faite de chevrons en bois artistement assemblés, Deok-ki se mit à l’observer. Seul son visage très pâle rayonnait dans toute cette obscurité. Il lui donna une trentaine d’années et la trouva plutôt agréable.

Cependant, la personne qu'il avait en face de lui ne collait pas avec la mise en garde de son ami. Il n’y avait pas de quoi tomber à la renverse.

« Ici, on ne sert que de l’oden* et de l’alcool.

— C’est bien ici que tu voulais m’emmener ? grogna Deok-ki, déçu.

— Désolé que tu n’apprécies pas. Tu n'auras qu'à te contenter de regarder. Moi, je n’ai jamais mis les pieds dans un vrai café ou un restaurant. De toute façon un mal dégrossi comme moi se sent mal à l’aise dans ces lieux de divertissement pour classe supérieure, avec tous ces messieurs distingués aux bonnes manières. Quand un pauvre dans mon style accompagne un bourgeois qui va s’amuser avec des filles, il se retrouve à boire tout seul et finit encore plus apitoyé sur sa condition misérable. Ça me révolte. »

Byeong-hwa disait la vérité. Il ne cherchait pas à se faire inviter dans ces établissements luxueux et jugeait ces plaisirs indignes de lui. De son côté, Deok-ki le comprenait parfaitement, même si ces propos sonnaient désagréablement à ses oreilles. Il ne pouvait s'empêcher de se sentir visé. D’ailleurs, il supportait mal que son ami le critique ouvertement tout en profitant de ses largesses, que ce soit pour manger ou quoi que ce soit d'autre. Comme c'était lui qui invitait systématiquement, il aurait préféré le voir plus discret.

Certes, il y avait de fortes chances pour qu'en fréquentant un ami riche, le pauvre se sente parasite et humilié. Malgré son peu d’expérience, Deok-ki admettait très bien que, dans ce cas, on refuse de jouer les courtisans afin de préserver son amour-propre.

La patronne apporta un plateau pourvu d'un bol d'oden fumant et d'immenses verres pleins d'un alcool jaunâtre.

Peu porté sur l'alcool, Deok-ki ne put réprimer une grimace en découvrant ces verres grossiers. Tout heurtait son goût prétendument raffiné. Cependant, le visage de la patronne maintenant tout près, d'un ovale un peu étroit, ne lui déplaisait pas.

Elle avait le teint sombre mais son regard lumineux et son sourire distingué, avenant, montraient son éducation. Sans attendre qu'elle se retire, Byeong-hwa s'était emparé de l'un de ces verres démesurés et l'avait descendu à grosses goulées. Deok-ki attendit qu'il finisse pour demander :

« C’est cette femme qui est censée me faire tomber ? »

La bouche encore pleine d'oden qu'il s'était empressé d'enfourner, son ami fit cette réflexion :

« Mais non. Ah zut ! J’ai oublié de lui demander. »

Et tout en mastiquant, il frappa dans ses mains. Au fond, il n'était pas si préoccupé par la nourriture, ni non plus par cette beauté qu'il avait annoncée à Deok-ki.

Quand la patronne réapparut, il déglutit enfin avant de lui demander :

« Où est-ce qu'elle est ?

— Elle est allée au bain public, elle ne devrait plus tarder », répondit en souriant la femme arrivée au centre de la petite salle. Et son regard se posa sur Deok-ki.

Elle lui trouva l'air intelligent, avec son teint clair et ses traits réguliers. Ce n'était pas parce qu'il était coréen, mais son allure délicate de fils de famille et son coûteux costume d'étudiant suscitèrent chez elle une sorte de dédain. D’un autre côté, s'il fréquentait ce Byeong-hwa qu'elle avait pu juger à deux reprises déjà – un personnage celui-là –, sans doute n'était-il pas l'un de ces « modern boys », un gosse de riches comme les autres. Elle avait ouvert son bar l'automne précédent et, même si elle voyait défiler beaucoup de spécimens masculins, elle n'avait pas encore eu le temps de se blaser. Chaque nouvelle rencontre éveillait toujours sa curiosité.

Tout-à-coup, le souvenir de Jeong-ja, la fille aînée du juge Oh qui exerçait dans un tribunal en province, lui traversa l'esprit. C'était une Japonaise dont le nom de famille, « Oh », se prononce « Gure » dans sa langue. Cette Oh Jeong-ja avait été hospitalisée dans le dispensaire local où elle-même travaillait en tant qu'infirmière en chef. Elle s'était liée à la jeune fille.

Mais pourquoi lui revenait-elle maintenant ? La première impression provoquée par Deok-ki avait fait surgir l'image de Jeong-ja, comme s'ils étaient frère et sœur. Absurde ! Ils n’appartenaient même pas au même peuple.

Mais cette association avait peut-être une autre cause. C'est par elle que la patronne avait été mise au courant des idées d'avant-garde. Quand Jeong-ja abordait avec audace des questions sociales ou politiques, elle l'écoutait avec intérêt et parfois même, elle l'approuvait. Quand ce Byeong-hwa hirsute s'était réuni dans son bar avec ses amis, discutant en japonais, elle avait surpris leurs propos en passant. Ce sont des « Marx boys » avait-elle pensé, amusée, se sentant en terrain de connaissance mais en gardant une distance ironique. Comme elle rapprochait Deok-ki de cette mouvance, cela avait dû susciter le souvenir de Jeong-ja, elle-même une « Marx girl ».

 

[1]   Les mots suivis d'une astérisque sont expliqués dans le glossaire. (NdT)