Chapitre 14
Emilie Rossetti a décidé qu’elle quitterait tôt le travail, cet après-midi. Il est 17 heures 30 lorsqu’elle parvient enfin à fermer la porte de son bureau, qu’elle timbre et s’extrait du commissariat comme d’une prison. Un vent léger rafraîchit l’atmosphère. Elle chausse ses lunettes de soleil, se demande si elle aura la force d’aller faire du sport, tourne sur la droite à la sortie du commissariat, longe la rue César-Roux, passe devant l’espace autogéré et arrive au centre commercial Caroline. Elle fait rapidement le tour des rayons, remplit machinalement son caddie de légumes qu’elle ne mangera pas, prête vaguement attention à un homme qui la lorgne du coin de l’œil. Il ne lui plaît pas, elle n’a pas le temps pour ça. Elle paie et sort. Lorsqu’elle remonte la rue Marterey, elle consulte sa boîte mail professionnelle. En 35 minutes, dix messages se sont ajoutés à la longue et désespérante liste d’urgences. En lisant, Emilie Rossetti n’a qu’une envie : ouvrir une bouteille de vin, s’affaler sur son canapé et regarder un épisode de Dr. House qu’elle affectionne tout particulièrement pour deux raisons : Hugh Laurie est envoûtant et elle ne comprend absolument rien à la médecine. Ne rien comprendre et se l’autoriser est précisément ce qui correspond à une soirée détente dans l’esprit de Madame le procureur d’arrondissement de Lausanne.
Paul Bréguet attend depuis dix minutes lorsqu’il aperçoit la silhouette svelte et droite de la procureur se dessiner. Elle a toujours les cheveux courts qui lui affermissent le visage, mettent en relief ses pommettes saillantes et son menton gracieux. La première fois qu’il l’a vue ainsi, c’était lors de leur dernier entretien avant le procès, à la prison du Bois-Mermet. Elle l’avait giflé, ce jour-là. Il se souvient parfaitement de la douleur qui s’était propagée, irradiante, de sa joue jusqu’à son crâne. Il a envie de sourire, parce qu’Emilie Rossetti aujourd’hui ne lui fait plus peur.
Elle remonte lentement la rue Marterey, un sac de courses dans une main et un smartphone dans l’autre. Très absorbée par son téléphone, elle passe devant lui sans le remarquer. Elle pose son sac, finit de tapoter sur sa machine, sort les clés de sa poche et s’apprête à ouvrir la porte. Il touche doucement son avant-bras. Elle tourne la tête, toujours aussi sûre d’elle-même, et met une fraction de seconde à choisir son attitude. Son visage sévère finit par se détendre. Elle pousse la maîtrise jusqu’à sourire, plissant ses yeux magnifiés par des pattes d’oie irrésistibles.
Elle comprend à ce moment-là qu’elle n’ira pas faire du sport et qu’elle peut faire une croix sur sa soirée télé. La présence de l’ex-inspecteur ne la surprend pas outre mesure. L’ambiguïté de leur relation n’a certainement pas été réglée par son incarcération. D’une certaine manière, Emilie est presque heureuse que cette confrontation se produise enfin, espérant tirer un trait sur l’affaire Baptiste et le fiasco qui s’en était suivi.
– Tu me fais entrer? demande Paul.
– Qu’est-ce que tu veux? répond-elle, détachée.
– Te parler, simplement. Nous avons beaucoup de choses à nous dire, n’est-ce pas?
– Je ne crois pas, non. C’était il y a trois ans qu’il fallait parler, c’est un peu tard désormais.
– Je me doute bien que tu n’as pas passé trois ans à t’interroger sur cette affaire…
Il suppose, à l’air pincé qu’elle affiche, qu’il s’agit précisément d’un sujet de réflexion privilégié depuis trois ans.
– J’ai besoin de pisser, tu me fais entrer?
– Elégant.
– Je dois vraiment te parler.
– Pourquoi est-ce que j’accepterais de t’écouter?
– Parce que t’as toujours autant envie de savoir la vérité.
– Et tu me la diras?
– On verra.
– Alors passe demain faire une déposition au commissariat. Ou écris tes mémoires. Fais ce que tu veux, mais fous-moi la paix.
Elle enfonce sa clé dans la serrure et s’engouffre dans l’immeuble. Paul laisse la porte se refermer doucement et, à la dernière minute, glisse un pied dans l’embrasure.
– Emilie.
Elle appelle l’ascenseur. La voix éraillée de Paul résonne dans le hall d’entrée. Emilie se retourne. Lorsqu’il dit son prénom, elle a l’impression qu’il lui intime un ordre. Paul Bréguet ne chante jamais. Aucun son sortant de sa bouche ne s’élève, même lorsqu’il rit, même lorsqu’il jouit, il sonne grave.
– Quoi?
– Je dois te parler, à toi. Et maintenant.
L’ascenseur arrive. Elle ouvre la porte, pousse un long soupire, lance à Paul un regard noir.
– OK.
Il la rejoint. Dans l’ascenseur, ils gardent le silence, gênés par cette proximité. Emilie Rossetti a le même parfum épicé, Paul la même odeur de cigarette froide.
Elle pose ses courses dans la cuisine, enlève son manteau. Il s’assied dans un fauteuil du salon.
– Tu veux un café? demande-t-elle.
– Une bière, plutôt, si tu as.
– J’ai pas.
– Alors un café, volontiers.
Elle allume sa machine Nespresso, prépare deux tasses. Lorsque les ristretti sont prêts, elle le rejoint dans le salon. Il a terriblement maigri, comme s’il était une version asséchée de lui-même. Sur son visage, elle lit une inquiétude nouvelle.
Il sort un paquet de cigarettes de sa poche et demande, d’un signe de tête, s’il peut. Elle approche un cendrier, se lève pour ouvrir la fenêtre et se rassoit.
– Si tu en veux une, sers-toi.
Elle se sert. Elle n’a pas fumé depuis le nouvel an du commissariat. Martial Kübler, complètement ivre, lui avait offert une Marlboro rouge qu’elle avait acceptée. Elle l’avait regretté à la seconde où, par moins six degrés, Kübler s’était mis en tête de lui raconter la biographie exhaustive de son ex et unique femme.
– Comment c’était, la prison? demande-t-elle à Paul.
– Génial. J’ai appris le chinois et je suis devenu un expert aux échecs.
Même son humour est empreint de doutes et de fragilités. Il n’a plus aucun aplomb.
– En réalité j’ai passé deux ans et demi à regarder des séries de merde, à avoir des aigreurs d’estomac et à écouter les blagues potaches de mon camarade de cellule qui, à la longue, ne me faisait plus rire du tout.
– Triste sort.
– Je suis d’accord.
Il tire sur sa cigarette et pose sur Rossetti des yeux éteints. La vue de ses jambes dépassant de sa jupe noire ne génère aucun bouillonnement en lui.
– Au fait, mes condoléances pour ton père, reprend-elle. Je suis désolée mais je ne pouvais vraiment pas venir à l’enterrement.
Paul hoche la tête pour la remercier.
– De quoi voulais-tu me parler?