parution novembre 2016
ISBN 978-2-88927-370-6
nb de pages 336
format du livre 140x210 mm

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Friedrich Torberg

L'Élève Gerber

Traduit de l'allemand par Françoise Toraille

résumé

En 1930, l'élève Gerber s'apprête à entrer dans sa dernière année de lycée, laquelle doit se conclure par le difficile examen de fin d’études (Maturité). Il est brillant mais non sans quelques faiblesses : les mathématiques, un amour immodéré pour la jeune et volage Lisa et un fichu caractère. Aussi, lorsque le nom de son professeur de mathématiques tombe : Kupfer, Gerber reçoit le conseil avisé de changer de lycée, ce qu'il refuse. Il affrontera le surnommé Kaiser Kupfer, despote qui s'est juré de le mater. Le duel sera sans pitié, et inégal. Car l'un est jeune et fougueux, l'autre a le pouvoir et l'expérience. Ce roman d'une grande modernité sur la pédagogie et le harcèlement fut un immense succès lors de sa sortie en 1930 ; il est traduit dans une dizaine de langues et a été adapté au cinéma.

biographie

Critique, journaliste, traducteur et écrivain à Vienne et à Prague, Friedrich Torberg (1908-1979) est contraint d'émigrer en France en 1938 puis aux Etats-Unis où il travaille comme script pour Hollywood et comme journaliste pour le Time magazine. Il retourne à Vienne en 1951 où il reste jusqu'à la fin de sa vie. Parmi ses œuvres les plus connues figurent L'élève Gerber (1930), Me voilà, mon père (1948) Le Retour de Golem (1968), Les Héritiers de la tante Jolesch (1978) et Cela aussi était Vienne (1984)

Le Temps

"...«L’Elève Gerber» est un grand roman sur le pouvoir que des médiocres s’arrogent sur les individus qui dépendent de leur bon vouloir, à l’aube de leur vie d’adultes. (...) Torberg alterne les passages narratifs et les monologues intérieurs de l’étudiant, de plus en plus véhéments. Il passe du «tu» au «vous» au «il» avec audace. La tension monte, on la subit, une révolte saisit à la vue de cette jeunesse domptée ou massacrée. (...) L’Elève Gerber» parle des occasions manquées, des amitiés qui échouent, des élans brisés, de la lâcheté.(...)" Isabelle Rüf

Libération

"...une puissance hors de l'ordinaire fondée sur une ambiance malsaine, une atmosphère de malaise permanent qui empêche de la limiter à la seule adolescence (...) [L]a narration du livre a choisi son camp, elle est en faveur de l'élève Gerber dont elle relaie parfois plus ou moins directement les monologues intérieurs, de sorte que l'angoisse de l'adolescent, son désarroi, se répercute sur le lecteur. C'est comme dans un film d'horreur: on voit tout ce que le héros ne devrait pas faire et fait cependant. (...) L'élève Gerber (...) ne voit son cas personnel qu'à l'aune du système éducatif, de même qu'on peut lire ce roman (...) non pas comme s'ils concernaient juste l'adolescence mais bien la société tout entière. (...)" Mathieu Lindon

Delamain

"Dans la continuité des Désarrois de L'Élève Törless de Musil, cette pépite tombée dans l'oubli met en scène le duel le plus intense de la littérature autrichienne entre l'élève Kurt Gerber et son professeur-despote Kaiser Kupfer. Dans une atmosphère confinée où la tension est à son comble, Toberg signe un roman d'apprentissage tragi-comique. REDOUTABLE!"

L'Élève Gerber: extrait

En cette fin d’été, par une matinée clémente, la porte donnant sur la classe était ouverte. Dans la cohue bruyante, nul ne remarqua l’entrée de l’élève Gerber. Il gagna sa place au dernier rang, s’assit et observa tranquillement la scène. Rien ne la distinguait de n’importe quelle journée d’école. Et Kurt Gerber, suivant l’habitude qu’il tirait de nombreuses lectures et qui l’amenait à vivre tout autour de lui comme un souvenir, comme la description d’un moment appartenant déjà au passé, fit une sorte de bilan de ce qu’il voyait :

 

Les élèves de terminale du Lycée Moderne XVI s’étaient rassemblés dans la salle de classe. Debout ou assis, par petits groupes, surexcités, ils parlaient fort, déversant un flot quasi ininterrompu de paroles : ils avaient tant de choses à raconter après les deux mois d’été, leurs ultimes « vacances scolaires », vécues pour la dernière fois dans la certitude nonchalante et familière que leur fin signifierait le début d’une année scolaire, pour la première fois dans celle, piquante de nouveauté, que ce serait la dernière.

La dernière année scolaire ! Depuis toujours, ces quelques mots étaient nimbés d’une aura pleine de magie – et voici qu’ils devenaient réalité, cette idée éclairait d’un reflet discret mais conscient le visage, s’exprimait dans l’attitude de chacun des trente-deux élèves de la terminale. Entre le 28 juin et le 1erseptembre, ils s’étaient de toute évidence efforcés de se familiariser avec le statut d’adulte, et fanfaronnaient maintenant, faisant comme si cette dernière année était déjà derrière eux. Comme s’il ne leur restait pas encore dix mois, dix mois d’une existence d’écoliers semblable aux sept années qui les avaient précédés. Seulement cette fois, ils seraient marqués du sceau de l’ultime : révisions, contrôles, absences justifiées ou non et devoirs scolaires, mentions dans le registre de classe « Très Bien » et « Insuffisant ». Tout cela, bavards élèves de terminale, va se dérouler comme vous en avez l’habitude depuis la première année. Il ne devrait guère y avoir de changement non plus en ce qui vous concerne, quand bien même tu portes une moustache, Körner, ou que toi, Sittig, tu accompagnes d’un baisemain le salut que tu adresses aux sœurs Reinhard qui viennent d’entrer (elles ne sont pourtant pas plus jolies qu’avant). Vous serez tout aussi « mauvais » que vous l’avez été jusqu’à maintenant et bien plus souvent « sages », vous tremblerez devant les contrôles et rirez aux mots d’esprit des professeurs. Mais toi, Rimmel, s’il devait t’arriver de te mettre à rigoler en plein cours en gloussant comme tu le fais à l’instant parce que de toute évidence Schleich vient de déclamer les derniers vers de potache, si tu ricanais non d’un bon mot du professeur, mais d’une de mes blagues, cela te vaudrait d’abord immédiatement une taloche, parce que je sais que cette hilarité affichée a pour but de me faire pincer, et deuxièmement, ton nom serait tout de même reporté sur le registre, ce qui en terminale, avant la Maturité, l’examen de fin d’études, est bien plus grave que jusqu’à présent. Ce serait parfaitement mérité, espèce de fayot. Et maintenant, que l’année commence...

Kurt Gerber regarda autour de lui. Aucun des groupes ne lui semblait présenter un intérêt particulier.

Où était Lisa Berwald ?

À son retour de vacances, il avait trouvé une carte postale d’Italie par laquelle elle lui adressait ses amicales pensées. « Je ne sais hélas pas où tu passes l’été, sinon, c’est peut-être là que je séjournerais. Donc à bientôt une fois rentrés. » Il lui aurait maintenant volontiers demandé si elle serait vraiment venue le rejoindre, ou si ce n’était qu’une façon de parler, une pose, comme tout ce qu’elle lui disait ou faisait avec lui. Mais Lisa Berwald n’était pas encore là.

Vers qui donc se tourner ? Le plus simple était de se joindre aux camarades les plus proches, à gauche, près de la fenêtre. Il y avait là Kaulich, Gerald, Schleich et Blank.

Après de bruyantes effusions, la discussion s’était rapidement engagée. Hobbelmann, qui semble-t-il venait d’arriver, se joignit bientôt à eux.

« Salut, Scheri ! Une nouvelle pour toi ! » (Scheri, c’était le surnom de Kurt. Au début, on l’appelait Geri – une sorte de diminutif de Gerber – et Dieu sait pourquoi, cela avait fini par donner Scheri.) « Qui aurons-nous comme prof principal, à ton avis ? 

— Pas la moindre idée. »

Hobbelmann regarda le groupe. « Vous non plus ? Alors, devinez !

— Seelig ? demanda Kurt.

— Non.

— Mattusch ?

— Pas davantage.

— Ne va pas maintenant nous dire "je ne sais pas"… alors, c’est qui ?

— Kaiser Kupfer ! »

Kurt sursauta, releva brusquement la tête. Il sentit le sang lui monter au visage. L’instant d’après, il avait empoigné Hobbelmann, interloqué, et le secouait : « Que dis-tu ? Qui ? »

Tout le monde savait que le Professeur Kupfer ne portait pas Kurt Gerber dans son cœur, sans pourtant l’avoir encore jamais eu comme élève, mais cette explosion soudaine parut si cocasse que tous éclatèrent de rire. Kurt se ressaisit. Il lâcha Hobbelmann qui commençait à étouffer, et dans un geste cette fois volontairement exagéré, il tapa du poing sur le banc et s’écria d’un ton de mélo : 

« Ainsi va enfin s’accomplir ce à quoi ardemment j’aspire ! »

Puis il raconta, et ses paroles se bousculaient : pendant les vacances, en villégiature, il avait rencontré Kupfer, et par trois fois le professeur, s’avançant d’un air suffisant, l’avait croisé sans lui accorder la moindre attention, sans jamais répondre à son salut, même lorsqu’ils s’étaient retrouvés seul à seul dans la forêt, se contentant de dire d’un ton pointu : « Vous semblez vous être vraiment bien remis des examens de passage en classe supérieure », Kurt n’avait pas eu le temps de réagir qu’il était déjà loin ; « J’aurais voulu pouvoir lui casser la figure, à cette enflure !»… Par la suite, Kupfer avait fait par hasard la connaissance du père de Kurt Gerber, et ses premières paroles avaient été : « Ah... Gerber ? Le père de l’élève de terminale ? Eh bien, s’il se retrouvait avec moi, votre fils n’aurait vraiment aucune raison de rire. Des rejetons de ce type, je les mate ! » Ces paroles avaient causé grande émotion, son père voulait le changer d’établissement, mais Kurt avait réussi à le convaincre, il n’était pas du tout certain que Kupfer soit leur professeur principal ;  et maintenant le voici donc, Kaiser Kupfer...

Le silence s’abattit. Suivi d’un intense brouhaha :

« J’ai entendu dire que ce sera un nouveau. — Comment Hobbelmann peut-il être au courant ? — Rien n’est encore décidé. — Pourquoi Mattusch ne resterait-il pas ? — Kaiser Kupfer n’est pas si terrible que ça, il suffit de se mettre dans ses petits papiers. — Parfaitement. — Je vais changer d’école. — Kaiser Kupfer est un type très bien. — Ne me raconte pas d’histoires, j’ai déjà redoublé à cause de lui. — Grève des élèves. — À bas Kupfer. — Ne sois pas ridicule. — En vérité, en vérité, je vous le dis : Rothbart reste et Niesset devient prof principal... »

Alors retentit le son aigrelet de la cloche, d’abord imperceptible dans le tumulte vite éteint. Il était huit heures. L’école reprenait. De l’extérieur, quelqu’un referma la porte. Et le calme s’installa.

Mais ensuite, le vacarme s’éleva à nouveau, montant comme une vague. C’était une chose étrange, dénuée de sens, et qui n’avait jamais changé depuis le premier jour de classe : dès la sonnerie, les élèves – sans pour autant « s’égailler » – regagnaient leurs places où ils reprenaient la conversation interrompue. Le calme véritable ne s’établissait qu’au moment où le professeur, souvent au bout de longues minutes, ouvrait la porte. Aujourd’hui en particulier, où n’était prévu aucun cours, mais seulement l’ouverture officielle de l’année scolaire par le professeur principal, cérémonie qui, comme pour une transition tout en douceur entre l’oisiveté et le travail, commençait toujours avec un léger retard et dont on ne savait pas vraiment s’il fallait considérer qu’elle appartenait déjà à la période scolaire ou encore aux vacances, aujourd’hui donc encore plus que jamais, il n’y avait vraiment aucune raison pour que s’installe un silence apeuré. Aussi les conversations reprirent-elles de plus belle.

Seul Kurt Gerber restait assis, muet. Perturbé, il s’efforçait en vain de retrouver le fil de ses pensées, il ne pouvait rien concevoir clairement sinon le nom, l’idée, l’archétype même : Kaiser Kupfer. Que va-t-il se passer ? Comment devra-t-il l’aborder ? Avec soumission ? Se donner d’emblée pour battu sans attendre le premier coup, s’écraser pour qu’il frappe un coup d’épée dans l’eau ? Cela reviendrait en fait à ne même pas tenter d’établir si Kupfer avait véritablement l’intention de « mater ce rejeton » ! Ou, au contraire, choisir de s’opposer ? Résister avec énergie dès la première occasion : je ne m’écrase pas !? Mais grand Dieu, c’était la dernière année, l’année décisive, il fallait réussir la Maturité, il le fallait ! Que faire ? Attendre, c’est la meilleure solution. Il n’est peut-être pas si mauvais que cela et on peut sans doute même, sans pour autant se compromettre, s’accommoder de lui. On entend aussi des avis positifs à son sujet et d’ailleurs, où donc est-il écrit que c’est lui qui va entrer ? Pourquoi Mattusch ne pourrait-il pas rester professeur principal, ou Rothbart pour la géométrie descriptive, Hussak pour les mathématiques et la physique ? Pourquoi faudrait-il tout à coup que Kupfer enseigne à la fois les mathématiques et la géométrie descriptive, et qu’en plus il soit professeur principal ? Pourquoi ? Parce que Hobbelmann a voulu faire l’important avec sa nouvelle ? Ridicule. Pas question que Kaiser Kupfer...

« Kaiser Kupfer approche ! »

Mertens, qui avait fait le guet à la porte, fonça dans la classe et s’assit sagement à sa place. Brusquement, le vacarme cessa.

Si, le voilà. Mais il va peut-être entrer dans une autre classe ? Il devrait déjà être là.

Mertens a-t-il voulu se payer notre tête ?

Maintenant – à l’instant même... rien.

Dans le silence profond, le bruit de la poignée de porte soudain abaissée claqua comme un coup de feu. Kurt sursauta, effrayé, et se leva, genoux tremblants.

Les autres aussi s’étaient levés et attendaient, immobiles, tandis que monsieur le professeur Artur Kupfer, surnommé par les élèves « Kaiser Kupfer » à cause de son omnipotence qu’il soulignait lui-même souvent, se dirigeait vers la chaire, longeant la rangée de pupitres de droite.

Le Professeur Kupfer, la quarantaine, était un peu plus corpulent qu’il n’eût convenu pour sa taille moyenne. Par endroits, ses cheveux blonds filasse coupés court témoignaient des efforts infructueux de la brosse pour les plaquer en arrière. Son front modérément haut tout comme le visage un peu bouffi étaient, en dépit de soins évidents, d’un teint rougeaud assez ordinaire que renforçaient au niveau de son nez aquilin, qu’il avait saillant et busqué, de petites veinules rouges. Derrière des lunettes sans bords aux verres ovales, son regard bleu acier fixait quelque chose d’invisible. Aujourd’hui, il portait un costume de sport gris clair, une cravate assortie. Il avait jeté un imperméable sur le bras qui tenait coincé le grand registre vert ; de sa main restée libre il tiraillait d’un geste familier sa moustache blonde soigneusement taillée.

Le professeur Kupfer avait atteint la chaire. Il gravit la marche qui y menait, tournant toujours le dos aux élèves, et déposa d’un geste négligent l’imperméable sur le dossier de son fauteuil. Puis il se retourna prestement, regarda un moment d’un air inexpressif le groupe maintenant debout dans une parfaite immobilité et dit très doucement avec un léger signe de tête : « Assis ! » Ce mot, entendu depuis des centaines de semaines cinq fois par jour, fit pour la première fois sur les élèves un effet tout particulier. Il apportait presque du soulagement, sortant de la bouche de cet homme dont l’apparition avait plongé les élèves de terminale, presque tétanisés, dans un silence inhabituel. Ainsi donc, Kaiser Kupfer parle, il s’exprime comme le commun des mortels. Ne se contente pas de gestes saccadés pour faire connaître sa volonté indiscutable. Dit lui aussi seulement « Assis », comme les autres, et maintenant, debout là, il se tait comme le premier venu.

« J’attendrai que vous fassiez complètement silence », dit le Professeur Kupfer d’un ton sec, sans un geste, sans un regard pour les élèves. C’est seulement quand la classe est assise aussi immobile qu’elle s’est tenue auparavant debout, c’est seulement alors qu’il s’anime, semble vouloir proclamer de la sorte toute la différence entre les élèves qui à son commandement doivent garder silence, et lui, à qui personne ici n’a le droit de donner d’ordre et qui donc peut se déplacer à sa guise.

Kurt Gerber n’avait toujours pas détourné les yeux, il fixait, fasciné, le professeur, comme à l’affût d’une faille chez cet ennemi contre lequel il allait engager une lutte de dix mois.

Le professeur Kupfer bougea alors comme s’il s’éveillait, sortant de pensées profondes et lointaines, les mains dans les poches de sa jaquette, il s’appuya contre la chaire, affichant sans transition aucune un sourire. D’un seul coup, il s’était à ce point métamorphosé, transformant aussi l’atmosphère de la classe, que tout ce qui avait précédé devint un prélude obligé, qu’il avait joué l’esprit ailleurs. Maintenant seulement, Kaiser Kupfer était réellement présent et prenait part à l’action, c’est alors seulement que la pièce commençait pour de bon.

Sa voix sembla complètement métamorphosée, et à nouveau, Kurt sursauta, inquiet, exactement comme lorsque la poignée de la porte s’était abaissée, et pourtant, à chaque fois, il avait su ce qui allait se produire :

« Eh bien, nous voilà ensemble. » Kupfer se taisait, comme plongé dans une intense réflexion. Afin de paraître jovial, il emprunta à mainte reprise une sorte de dialecte de salon. Il voulait ainsi donner à son discours un air d’improvisation, faisant en quelque sorte spontanément allusion à ses petites faiblesses humaines.

« Alors, primo, voyons qui est là. » Ses regards firent le tour de la classe. Kurt était assis, dans une attente fébrile. Comment allait-il réagir à sa présence ?

« Lewy, dit Kupfer en ouvrant à peine la bouche, nous avons déjà eu le plaisir ; Lengsfeld, rien que des vieilles connaissances ; et Gerber est là lui aussi... C’était mieux à la campagne, pas vrai ? » demanda-t-il au moment où Kurt, qui s’était levé, rougissant, indécis, s’inclinait sans mot dire.

« Oui ». Kurt répondit de manière à peine audible et s’empressa de se rasseoir.

« Bon. Commençons par prendre le registre. »

Il l’ouvrit et entreprit de faire l’appel à haute voix ; à chaque fois que retentissait « Présent », il portait une annotation sans même lever les yeux.

« Altschul ! — Présent ! »

« Benda ! — Présent ! »

Kurt, guettant attentivement son tour, attendait maintenant que soit prononcé le nom « Berwald », et regarda vers la place de Lisa. Elle était vide. Son étonnement l’empêcha d’entendre Kupfer marmonner : « Lisa Berwald a quitté l’école », il ne l’entendit pas non plus poursuivre, ni que déjà Blank, Brodetzky et Duffek avaient été nommés, il n’entendit pas le nom de Gerald et pas davantage le sien. Ses pensées avaient brutalement basculé, et tout comme auparavant autour de « Kupfer »,  elles se mirent alors à tournoyer à toute allure autour de « Lisa »... Lisa, Lisa, où est Lisa... Quand Hobbelmann se retourne, chuchotant avec insistance « Scheri », il sursaute, et son « Présent », qu’il voulait prononcer avec retenue, se trouve hurlé de manière si particulière que l’hilarité est générale et même Kupfer, qui a par trois fois déjà appelé « Gerber » sur un ton de plus en plus impatient, se contente de hocher la tête puis, sans réprimander l’inattention, poursuit selon l’ordre du registre. Halpern, Hergeth, Hobbelmann. De nouveau, Kurt n’entend rien, il regarde droit devant lui et pense : Lisa... Il voulait l’inviter à la pâtisserie, profitant de cette dernière matinée de liberté où elle n’aurait peut-être pas été entourée par une vingtaine d’autres élèves, il avait l’intention de lui proposer d’élaborer ensemble un plan pour la suite de l’année scolaire, en ce dernier moment de liberté, oui, de complète liberté... Te voilà, Lisa, revenue d’Italie, où tout le monde ignorait ta qualité de « lycéenne ». Tu sais tout comme moi qu’il y a longtemps que ma place n’est plus au lycée, tout le monde le sait, car nous sommes tous deux bien plus vieux et nous allons nous comporter en conséquence, nul ne doit rien remarquer, nous n’aurons pas de conversation en tête-à-tête pendant les récréations, ces gamins stupides ne doivent rien pouvoir observer ou commenter, Lisa... mais Lisa n’était pas là...